Le sujet d’invention et la destruction
des genres littéraires
« Permettre aux élèves de comprendre que chaque
texte qu’ils lisent ou écrivent répond à des règles
et à des usages qui en déterminent en partie la signification.
Pour ce faire, on les conduira à maîtriser l’essentiel des
notions de genre et de registre à partir de (…) leur propre pratique
de production de textes. » (BO)
« Maîtriser l’essentiel (de la) notion de
genre » ?
Dans la «pratique de production de textes »
d’élèves, les sujets d’invention
les invitent à ignorer constamment que le
genre choisi par l’écrivain est aussi porteur
de sens. Changeons la forme, on change le fond ! Mais le sujet d’invention
n’en a cure, alors que l’on avait cru que les « règles et
(les) usages déterminent en partie la signification ». Qu’on
en juge :
- « Récrivez l’un des portraits du
Misanthrope comme un début de roman » (Bordas FS.,
p. 83). Outre que l’on ne voit pas la nécessité – pourquoi
« un début de roman », alors que la scène ne
fait pas partie de l’exposition ? -, on remarque que cette scène
des portraits est la mise en abyme du conflit théâtral qui
anime la pièce. Pourquoi détruire un des aspects du genre
théâtral, et ici plus particulièrement ce qu’on aurait
pu considérer comme une « originalité », dont
on nous dit que par comparaison les élèves la perçoivent
bien dans l’océan des textes ou images dont la réforme les
inonde sous prétexte de « discours verbaux et non verbaux
» ?
- On peut avoir le contraire : « Transformez
les textes A (Céline, Voyage…) et B (Stendhal, Le
Rouge et le Noir, la rencontre avec Madame de Rênal) en scène
d’exposition de théâtre en intégrant les didascalies
nécessaires » (Bertrand-Lacoste, p. 85) Les didascalies sont
nécessaires, mais le sujet ? De plus, déterminé «
vers le Bac », alors que le contenu de l’EAF n’est pas fixé,
et que le GTD refuse que « le programme » soit « soumis
aux épreuves ».
- Dans le même ouvrage (p. 112) : «Ecrivez
l’histoire d’Śdipe pour la rubrique « faits divers » d’un quotidien
», à la suite d’un extrait de l’Śdipe de Corneille
dont il faut extraire les « éléments narratifs ».
Que devient le théâtre dans l’affaire, et accessoirement la
fatalité, réduite au fait divers alors qu’elle est fait mythique
et fondateur ? Qu’aura appris l’élève, dans ce chapitre «
La tragédie et le tragique », lui-même sous-partie d’une
rubrique « Histoire Littéraire et Culturelle », avant
d’être subdivisé en « axe » « Pratiquer
», dont les composantes sont des « Activités »
? Rien, sinon que le théâtre et le journal, c’est du pareil
au même, et que du moment qu’on écrit, on est « actif
», même si c’est dans le vide et la confusion. Qu’on ne nous
dise pas que cette « production de texte » aide à «
maîtriser l’essentiel (de la) notion de genre », alors qu’il
n’y a plus ni essentiel, ni notion, ni genre.
- « Transformez l’anecdote (La Dent d’Or)
en scène de commedia dell’arte » (Magnard LT1, p. 281). Là
encore, où est la nécessité, l’intérêt,
l’apprentissage ? Comment accepter que l’élève travaille
sans profit, alors que la réforme prétend que par l’écriture
d’invention, elle a « attaché beaucoup d’importance à
ce que l’élève (…) n’écrive plus dans le vide
» ? Le tout dans un manuel qui ne dit rien de la commedia dell’arte,
et, si par hasard l’élève avait cherché à y
puiser un renseignement, dans lequel il n’y a pas d’index des notions,
même s’il y a de temps en temps une « fiche » récapitulative.
Qu’on ne nous dise pas que la réforme est due à l’entrée
dans « l’ère des lycées de masse », la «
masse » (on aura reconnu nos élèves) sans références
n’intéresse pas les concepteurs de manuels, qui travaillent encore
pour une « classe » soutenue par un « environnement familial
» - à moins que « l’ère des lycées de
masse » ne soit simplement l’ère de leur abandon à
l’ignorance et au vide, qu’on masquera par des « activités
» sans objet.
- « Récrivez ce texte [il s’appelle
« document g », il s’agit d’un extrait de Rhinocéros]
en adoptant la forme romanesque, sous forme d’une brève dans un
journal ou d’un fait divers développé » (Belin F.,
p. 243). Réduire cette pièce à l’anecdote, c’est évidemment
effacer sa portée et son sens symbolique. Mais a-t-on envie que
l’élève les perçoive ?
- L’autobiographie semble un genre bien ennuyeux,
surtout si elle est romantique. On va donc faire retirer par les élèves
ce qui la caractérise, par exemple lorsque Chateaubriand fait part
de ses états d’âme : « Résumez brièvement
l’histoire racontée » (Magnard MP., p. 138). On remarquera
au passage qu’il n’y avait pas d’ »histoire ».
- « L’originalité » des textes littéraires
peut être aussi détruite d’emblée par cet élément
majeur de la réforme, le sujet d’invention : « Récrivez
le début de Jacques le Fataliste en respectant les conventions
traditionnelles du roman » (Nathan T. p. 177).
Même ruine du fond, de la forme, du sens
et de l’intention dans les sujets suivants :
- « Plutôt qu’un poème, Paul Verlaine écrit
une lettre à son fils Georges, dans laquelle il esprime son désarroi,
puis délivre son testament sous la forme de deux paragraphes correspondant
aux deux strophes. Rédigez cette lettre. » (Magnard MP., p.
270)
- « Transposez ce monologue [les stances de Rodrigue, Le Cid,
I, 6] sous la forme d’une lettre de Rodrigue à Chimène, et
lui expliquant son dilemme et le choix auquel il est finalement parvenu.
» (Hatier, NPF, p. 134)
- «Transformez ce poème en une lettre en prose ».
Il s’agit de Elévation de Baudelaire (Magnard LT2, p. 131).
- On peut aussi dégoûter les élèves de l’amour
et de son expression : « Formulez à l’aide d’un télégramme
bref la déclaration de Solal à Ariane » (Nathan T,p.
229)
Pour télécharger ce texte : invention
genres.rtf
|