Le scandale de l'Épreuve Anticipée de Français


L’EAF nouvelle est arrivée ! Longtemps attendu, le texte officiel est sorti pendant les vacances d’été, assez sibyllin pour que l’on envoie à travers la France des escouades d’inspecteurs chargés des gloses.

A peine ai-je eu le temps de ranger au placard mes vieux résumés-discussions (trop austères) et mes vieilles dissertations (trop élitistes), à peine ai-je réussi à me constituer un solide dossier de " textes argumentatifs " destinés à former le citoyen et à le dissuader de brûler les voitures que la dernière réforme est déjà dépassée ! Au panier, les textes argumentatifs ! Le temps de réformer la réforme est arrivé ! Il me faut repartir de zéro et destiner à l’autodafé tout ce que l’on m’a fait tenir pour Grande Vérité Pédagogique il y a quelques mois !  Le " public " change décidément de plus en plus vite et la valse des réformateurs donne le tournis.

Le choix des mots

Cette fois, on n’a pas craint de s’attaquer au fond du problème: la terminologie. Les sacro-saintes " lectures méthodiques "( anciennes explications de texte version light), dont nombre de professeurs n’ont jamais su au juste en quoi elles consistaient, s’appelleront désormais " lectures analytiques ", ce qui n’éclaire pas le concept pour autant. La " lecture cursive " donnera un aspect plus sportif à ce que nous nommions tout bêtement la lecture et la simpliste " liste de textes " de l’épreuve orale laissera place à un pompeux et inquiétant " descriptif des lectures et activités " censé rendre compte de l’ensemble du travail effectué par l’élève dans l’année : ce descriptif comprendra aussi bien les textes étudiés avec le professeur que l’indication de la plus infime participation du potache à une mise en scène dans un coin de la salle de classe. Bref, une photocopie du cahier de textes, ce qui permet de contrôler par la même occasion que le travail du professeur est bien pédagogo, pardon, pédagogiquement correct.. Le descriptif garantira à l’élève qu’un examinateur névrosé ne l’interrogera pas sur ce qu’il devrait savoir mais ne sait pas, c’est-à-dire tous les pans de la littérature qui, à défaut de figurer sur son descriptif, devraient figurer dans sa culture générale. Enfin ce descriptif devra être envoyé avec les textes( !) par tous les établissements aux examinateurs pour leur donner le temps de préparer les questions qu’ils poseront à l’élève et sur lesquelles celui-ci, qui a déjà parfois du mal à comprendre le texte avec l’explication du professeur, devra improviser. On peut déjà imaginer les ratés de l’organisation.

Angoisses existentielles

Branle-bas de combat et crises d’angoisse chez les professeurs qui viennent tout juste de recevoir un modèle de ce " descriptif " à moins de six mois du bac! D’autant que le secret des nouvelles épreuves a été bien gardé : les moins chanceux n’ont appris qu’à la rentrée leur contenu et ont dû revoir le programme qu’ils avaient concocté pour leurs futurs disciples pendant les vacances. Tant pis pour le temps perdu ! De vieux routards avouent leur incompétence : " Je n’arrive pas à faire tous les objets d’étude. Au fait, c’est quoi, au juste un " objet d’étude " ? ". Qu’ils se rassurent, un " objet d’étude ", c’est tout et n’importe quoi. Ainsi, ils pourront étudier dans la rubrique " biographie " n’importe quelle page de roman puisqu’il y est question de la " vie " d’un personnage (ou la vie de Zidane)…et dans la rubrique " argumentation " n’importe quel texte de pub puisque tout texte est d’essence argumentative dès lors qu’il s’adresse à un lecteur. Les troupes fraîches se demandent si elles sont bien faites pour ce métier : " Je n’arrive pas à établir ma progression ", entend-on dans le secret. On se passe des " corpus " de textes sous le manteau, on reste des heures à imaginer un " sujet d’invention " dont on ignore au juste la définition et l’intérêt. On avoue aux élèves anxieux qu’on ne sait pas sur quoi ils seront interrogés à l’oral, ce qui décourage les bonnes volontés et conforte les autres dans leur résolution de travailler le moins possible, ni quelle est la différence entre l’ancien " commentaire composé " et le nouveau " commentaire organisé ". Après avoir étudié soigneusement les dizaines de nouveaux manuels envoyés par les éditeurs pour en savoir un peu plus, on apprend de la bouche des inspecteurs que la plupart des exercices proposés ne correspondent pas aux nouvelles instructions et qu’il convient de ne se référer qu’aux " annales zéro " publiées par le ministère en novembre. Ajoutons que ces " annales zéro " laissent rêveurs : tantôt on demande aux élèves de défendre le coup d’Etat de Napoléon III et de condamner Victor Hugo (!), tantôt on leur propose des dissertations que ne désavoueraient pas ceux qui élaborent les sujets du Capes, tantôt on leur demande de ridiculiser ce ringard d’Alexandre Dumas en parodiant un de ses textes (ah ! l’amour de la littérature !). Les inspecteurs eux-mêmes confient discrètement leurs doutes…

Haro sur le par-coeur

Le souci des réformateurs étant d’éviter le " psittacisme " à l’oral, on met dans l’embarras les futurs examinateurs, qui devront se décarcasser pour trouver, pour chacun des textes qu’on est censé leur envoyer par avance (et parallèlement à la correction des copies) des questions propres à permettre au candidat de " rendre compte de sa lecture " . Les bacs blancs effectués dans les établissements de niveau moyen laissent déjà augurer de ce que sera l’épreuve : au bout de deux minutes, l’élève n’a plus rien à dire, la question posée ne lui permettant de développer qu’un point de l’explication faite en classe. Quand il a compris la question. Les conséquences inévitables seront que soit l’examinateur compréhensif posera une question-type, ce qui conduira à une nouvelle forme de psittacisme (les listes montrent déjà de multiples similitudes), soit il posera une question assez vague pour permettre à l’élève de rentabiliser le cours qu’il a appris, ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec une explication intelligente. Apprendre un cours d’histoire a-t-il jamais empêché de comprendre l’Histoire ?

Nombre d’enseignants déplorent le fait qu’une telle épreuve avantage encore les élèves d’un milieu socio-culturel favorisé :l’ancienne épreuve permettait à l’élève moyen de compenser ses handicaps éventuels par un travail qu’il savait récompensé et l’examinateur pouvait distinguer dès la première question le par-cœur inintelligent et un plan bien maîtrisé. Mais cette épreuve avait le défaut d’être ancienne, justement. Ceux qui ont forgé cette réforme de l’oral n’ont pas dû voir un élève depuis trente ans, ou n’ont vu que leurs propres enfants.

Prudence est mère de sûreté!

Les cyniques au contraire se réjouissent : enfin une réforme qui va mettre en lumière le véritable niveau des élèves, la pauvreté de leur vocabulaire, leur incapacité à comprendre une question simple et à y répondre, leur ignorance crasse des notions les plus élémentaires !

Qu’ils se détrompent ! On a déjà tout prévu ! Les dernières instructions rappellent qu’il ne faut pas pénaliser l’élève sur ses lacunes mais valoriser le peu qu’il sait. De plus, depuis l’année dernière, ô scandale contre lequel auraient dû s’insurger professeurs et syndicats! les notes de l’EAF sont provisoires, ce qui signifie plus clairement que n’importe qui peut l’année suivante rehausser les notes d’un candidat sans avoir vu l’élève, voire sa copie ! Qui ira vérifier ? Par conséquent, pourquoi s’encombrer de détails inutiles, telles les insomnies des élèves, des professeurs et des chefs d’établissement ? Si l’on compte sur la commisération des examinateurs et les précautions des réformateurs, on est quasiment sûr que les moyennes nationales seront les mêmes cette année que l’année dernière. Comme le disait récemment un professeur-témoin( d’une classe de " moins de trente élèves ") exhibé par les inspecteurs avec sa progression-modèle dans une réunion d’information: " Je n’ai pas attendu la réforme pour être intelligent ! ".

Le passage de la série A à la série L n’a pas suffi à enrayer la chute des effectifs dans les séries littéraires ni l’illettrisme qui gangrène désormais même les lycées. Gageons que le passage des groupements de textes aux " objets d’étude " ne suffira pas à faire aimer aux élèves la littérature !


Corinne Jésion