Séries technologiques
L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.
5 Des arbres et des moulins
Sont légers sur le vert tendre
Où vient s'ébattre et s'étendre
L'agilité des poulains.
Dans ce vague d'un Dimanche
10 Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.
Tout à l'heure déferlait
L'onde, roulée en volutes(1),
15 De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.
Stickney, 75
Paul Verlaine, Sagesse, III, 1881.
(1) Volutes : en spirales
Texte B
Dans le chapitre intitulé "Jour gris", la narratrice évoque la région de son enfance.
1 J'appartiens
à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette
heure s'y
épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts.
Rien ne
peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied des
arbres,
d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif... Viens, toi qui
5 l'ignores,
viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale
la
fraise et la rose ! Tu jugerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs,
qu'un
fruit mûrit on ne sait où — là-bas, ici, tout près —, un fruit
insaisissable
qu'on
aspire en ouvrant les narines. Tu jugerais, quand l'automne pénètre et
meurtrit
les feuillages tombés, qu'une pomme trop mûre vient de choir, et tu
10 la
cherches, et tu la flaires, ici, là-bas, tout près...
Et
si tu passais en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la lune
ruisselle
sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais,
à leur
parfum, s'ouvrir ton coeur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave
dont tu
voiles ta volupté, et tu laisserais tomber la tête, avec un muet
15 soupir...
Et
si tu arrivais, un jour d'été, dans mon pays, au fond d'un jardin que je
connais,
un jardin noir de verdure et sans fleurs, — si tu regardais bleuir, au
lointain,
une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se
teignent
du même azur mauve et poussiéreux, tu m'oublierais, et tu
20 t'assoirais
là, pour n'en plus bouger jusqu'au terme de ta vie !
Colette, Les Vrilles de la Vigne, 1908.
Texte C
Le narrateur part se promener sur une petite route normande.
1 [...] Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut
un éblouissement. Là où
je n'avais vu, avec ma grand-mère, au mois d'août, que
les feuilles et comme
l'emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient
en pleine floraison,
d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette
de bal, ne prenant pas de
5 précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin
rose qu'on eût jamais
vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon
lointain de la mer fournissait aux
pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise(1) ;
si je levais la tête
pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient
paraître son bleu
rasséréné(2), presque violent, elles semblaient
s'écarter pour montrer la
10 profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise
légère mais froide faisait
trembler légèrement les bouquets rougissants. Des
mésanges bleues
venaient se poser sur les branches et sautaient entre
les fleurs, indulgentes,
comme si c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs
qui avait
artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle
touchait jusqu'aux larmes
15 parce que, si loin qu'elle allât dans ses effets d'art
raffiné, on sentait qu'elle
était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine
campagne, comme des
paysans sur une grande route de France. [...]
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II, Chapitre Premier, 1921.
(1) Estampe japonaise : gravure représentant souvent un
paysage stylisé
(2) Rasséréné : ravivé, encore plus bleu
Texte D
Extrême-automne
1 Qu'il
est donc rapide, le glissement d'une saison moribonde vers la saison
future !
Hier encore (il semble que c'était hier), ce grand pays sous le soleil
sec de
septembre s'abandonnait aux charrues. Elles ouvraient dans l'herbe
rase des
prairies de longues blessures roses d'heure en heure élargies. À la
5 pointe du
dernier sillon, Fernand, l'épaule nue et dorée comme au plein de
l'été,
une main sur le soc(1) éblouissant, portait de l'autre à ses lèvres une
pomme si
rouge que le ciel autour d'elle avivait son bleu trop doux. Les
chevaux
las s'endormaient au repos et leurs crinières, en se penchant vers le
sommeil,
démasquaient par à-coups le ruban d'horizon, ses pans de collines,
10 ses
villages minuscules délicatement dessinés, avec le compte exact des
toitures
et des arbres leurs couleurs posées côte à côte sans une bavure, à
peine
amorties au fond de l'air mûri comme un vin d'or. [...]
Gustave Roud, Air de Solitude, 1945.
(1) Soc : fer de charrue servant à labourer
Texte E
1 POESIE
: [...] La poésie n'existe pas à l'état naturel. Loin d'être un fait qui
préexisterait
à l'homme et que celui-ci découvrirait, elle est sa création et son
triomphe.
Quand Balzac(1) parle de poésie du commerce, ce n'est pas qu'elle
s'y
trouve, c'est qu'il l'y met. Sa sensibilité lui fait transfigurer certains
5 éléments du
commerce que les autres ne regardaient même pas. La poésie
est la
forme supérieure de l'imagination. C'est pour cela qu'on la croit
apparentée
à la divination.
Or,
elle n'a rien à voir avec la Pythie, les mystères d'Eleusis, Dr Imbéné
Ravalavanavano
amour argent examens(2). La poésie, c'est du travail. Il en
10 résulte
un chant faisant croire qu'elle se passe dans le ciel. Le poète marche
sur une
corde. Elle est posée par terre.
La
poésie ne se trouve pas que dans les vers. Elle est là où le talent la
met. La
poésie est le résultat de toute bonne littérature. Mallarmé(3) : "Mais,
en vérité,
il n'y a pas de prose" (réponse à l'Enquête de Jules Huret(4)).
15 Le
poème est l'objet ; la poésie, éventuellement, le résultat.
La
poésie est même le résultat de tout art réussi : un tableau est de la
poésie,
un beau vêtement bien porté est de la poésie, etc. Est poésie le
résultat
de toute activité humaine menée à bien. Un geste gracieux est de la
poésie,
un mouvement de troupe bien accompli est de la poésie. [...]
Charles Dantzig, Dictionnaire Egoïste de Littérature Française, 2005.
(1) Balzac (1799-1850) : romancier français
(2) Tous les noms cités dans cette phrase sont ceux de devins ou de mages
censés prédire l'avenir
(3) Mallarmé (1842-1898) : poète français
(4) Jules Huret (1863-1915) : journaliste à L'Echo de Paris. Il fit paraître,
en 1891, une enquête sur l'évolution de la littérature.