Séries ES & S
A - Molière (1622-1673), l'Avare, 1668, Acte II, sc.5.
[Harpagon, vieillard d'une avarice extrême, est veuf et veut épouser la jeune Mariane que son fils Cléante aime en secret. Pour réaliser ce mariage, Harpagon a recours à une entremetteuse, Frosine, qui le flatte pour en obtenir de l'argent.]
FROSINE. — Voilà de belles drogues(1) que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux(2) , pour donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût(3) il y a à eux !
HARPAGON. — Pour moi, je n'y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.
FROSINE. — II faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable ! est-ce avoir le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins ? et peut-on s'attacher à ces animaux-là ?
HARPAGON. — C'est ce que je dis tous les jours, avec leur ton de poule laitée et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d'étoupe(4), leurs hauts-de-chausses(5) tout tombants et leurs estomacs débraillés.
FROSINE. — Eh ! cela est bien bâti auprès d'une personne comme vous ! Voilà un homme cela ! Il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c'est ainsi qu'il faut être fait et vêtu pour donner de l'amour.
HARPAGON. — Tu me trouves bien ?
FROSINE. — Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.
HARPAGON. — Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci : II n'y a que ma fluxion(6) qui me prend de temps en temps.
FROSINE. — Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.
HARPAGON. — Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? n'a-t-elle point pris garde à moi en passant ?
FROSINE. — Non. Mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne, et je n'ai pas manqué de lui vanter votre mérite et l'avantage que ce lui serait d'avoir un mari comme vous.
HARPAGON. — Tu as bien fait, et je t'en remercie.
FROSINE. — J'aurais, Monsieur, une petite prière à vous faire. (il prend un air sévère.) J'ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent, et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir qu'elle aura de vous voir. (Il reprend un air gai.) Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise(7) à l'antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses, attaché au pourpoint(8) avec des aiguillettes(9). C'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût merveilleux.
HARPAGON. — Certes, tu me ravis de me dire cela.
(1) drogues : remèdes désagréables.
(2) godelureaux : élégants prétentieux.
(3) ragoût : goût.
(4) étoupe : résidu tiré du chanvre ou du lin.
(5) hauts-de-chausses : pantalons.
(6) fluxion : bronchite chronique.
(7) fraise : collerette amidonnée et tuyautée qui se portait autour du cou, sous Henri IV.
(8) pourpoint : veste.
(9) aiguillettes : sorte de lacets.
B - Samuel Beckett (1906-1989), En attendant Godot, 1953, Acte 1.
VLADIMIR. — Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision.) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.
ESTRAGON (piqué au vif). — Et après ?
VLADIMIR (accablé). — C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON. — Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR. — La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON. — Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR. — Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.
ESTRAGON (faiblement). — Aide-moi !
Vladimir. — Tu as mal ?
ESTRAGON. — Mal ! II me demande si j'ai mal !
VLADIMIR (avec emportement). — Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.
ESTRAGON. — Tu as eu mal ?
VLADIMIR. — Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l'index). — Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant). — C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON. — Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement). — Le dernier moment... (Il médite.) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON. — Tu ne veux pas m'aider ?
VLADIMIR. — Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) É-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans la chaussure, les yeux vagues.) — Alors ?
ESTRAGON. — Rien.
VLADIMIR, — Fais voir.
ESTRAGON, — Il n'y a rien à voir.
VLADIMIR. — Essaie de la remettre.
ESTRAGON (ayant examiné son pied). —- Je vais le laisser respirer un peu.
VLADIMIR. — Voilà l'homme tout entier, s'en prenant à sa chaussure alors que c'est son pied le coupable. (Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet.) Ça devient inquiétant. (Silence. Estragon agite son pied, en faisant jouer les orteils, afin que l'air y circule mieux.)
C - Eugène Ionesco (1912-1994), Rhinocéros, 1959.
[Au début de la pièce, deux amis se retrouvent, dans une ville où une étrange maladie, "la rhinocérite", transformera peu à peu les habitants, sauf Bérenger, en rhinocéros. Cette transformation constitue une image de la montée du nazisme ou d'autres formes de totalitarisme.]
JEAN, l'interrompant. — Vous êtes dans un triste état, mon ami.
BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)
JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. —Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose(1) vous menace, mon ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable, votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...
(1) cirrhose : maladie du foie.
Annexes - Alain Satgé, « Mises en scène » de En attendant Godot (1999).
Costumes : le choix de l '« uniforme » ?
Beckett ne donne aucune autre indication que celle
des chapeaux melon. D'où peut-être l'idée du « non-costume », qui revient
plusieurs fois: Blin1 suggère un moment que les acteurs portent leurs propres
costumes ; Krejca1 leur demande... de les fabriquer eux-mêmes.
Ce « vide » dans les didascalies laisse au metteur en scène une marge de
liberté qui a été finalement peu exploitée. On trouve peu de diversité dans le
traitement des costumes: une image commune s'est vite imposée, et reproduite
(silhouettes noires, et presque abstraites, costumes bourgeois défraîchis, «
uniformes » de clochard).
Le choix des costumes implique pourtant des enjeux essentiels, à commencer
par la détermination de l'époque. Autant ou plus que le décor, les costumes
situent la pièce dans le temps - ou hors du temps. Rares sont les metteurs en
scène qui aient rompu avec l'image des « vagabonds intemporels » , et opté
pour l'historicisation (Jouanneau1).
Les costumes déterminent aussi le système des relations entre les
personnages; ils permettent de les individualiser ou de les indifférencier, de
les hiérarchiser ou de les mettre à égalité. Ici encore, on constate une
tendance à l'uniformisation. A la création, Blin joue sur une forte opposition
entre Pozzo2 et les autres : le gentleman farmer porte une cravate, une
culotte de cheval et des bottes. Lucky, avec sa vieille livrée rouge (qui
contraste avec son maillot de corps rayé et ses pantalons trop courts), est
nettement caractérisé comme domestique. Au fur et à mesure des reprises, Blin
gomme ces différences : en 1978, Pozzo et Lucky sont habillés comme Vladimir
et Estragon, donc « clochardisés » à leur tour.
Dans la mise en scène de Beckett à Berlin, le traitement des costumes
manifeste la volonté de mettre en valeur symétries et inversions : à l'acte I,
Vladimir porte un veston noir et un pantalon rayé, Estragon un veston rayé et
un pantalon noir; c'est l'inverse à l'acte II. De même, Pozzo porte un
pantalon à carreaux : on retrouve des carreaux sur la veste de Lucky... Krejca
reprend et varie l'idée, en donnant l'impression que les personnages auraient
échangé leurs costumes (pantalon trop large et veste trop étroite pour
Estragon, l'inverse pour Vladimir). Au-delà du jeu « formel », le procédé met
en lumière un thème essentiel de la pièce, celui de la permutation et de la
circularité.
1. Metteurs en scène de la pièce de Beckett.