Série L
A - Flaubert, Lettre à Victor Hugo, Croisset, 15 juillet 1853
[Grand admirateur de Victor Hugo, Flaubert entretint avec lui une relation épistolaire, en particulier après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte ; Victor Hugo est alors en exil].
Croisset, 15 juillet [1853]
Comment vous remercierai-je, Monsieur, de votre magnifique présent(1)? Et qu'ai-je à dire ? si ce n'est le mot de Talleyrand à Louis-Philippe qui venait le visiter dans son agonie :
"C'est le plus grand honneur qu'ait reçu ma maison !" Mais ici se termine le parallèle, pour toutes sortes de raisons.
Donc, je ne vous cacherai pas, Monsieur, que vous avez fortement
Chatouillé de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse
comme eût écrit ce bon Racine ! Honnête poète ! et quelle quantité de monstres il trouverait maintenant à peindre, autres et pires cent fois que son dragon-taureau(2).
L'exil, du moins, vous en épargne la vue. Ah ! si vous saviez dans quelles immondices nous nous enfonçons ! Les infamies particulières découlent de la turpitude politique et l'on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque chose de sale. L'atmosphère est lourde de vapeurs nauséabondes. De l'air ! de l'air ! Aussi j'ouvre la fenêtre et je me tourne vers vous. J'écoute passer les grands coups d'ailes de votre Muse et j'aspire, comme le parfum des bois, ce qui s'exhale des profondeurs de votre style.
Et d'ailleurs, Monsieur, vous avez été dans ma vie une obsession charmante, un long amour ; il ne faiblit pas. Je vous ai lu durant des veillées sinistres et, au bord de la mer sur des plages douces, en plein soleil d'été. Je vous ai emporté en Palestine, et c'est vous encore ; qui me consoliez, il y a dix ans, quand je mourais d'ennui dans le Quartier Latin. Votre poésie est entrée dans ma constitution comme le lait de ma nourrice. Tel de vos vers reste à jamais dans mon souvenir, avec toute l'importance d'une aventure.
Je m'arrête. Si quelque chose est sincère pourtant, c'est cela. Désormais donc, je ne vous importunerai plus de ma personne et vous pourrez user du correspondant(3) sans craindre la correspondance.
Cependant, puisque vous me tendez votre main par-dessus l'Océan, je la saisis et je la serre . Je la serre avec orgueil, cette main qui a écrit Notre-Dame et Napoléon le Petit, cette main qui a taillé des colosses et ciselé pour les traîtres des coupes amères, qui a cueilli dans les hauteurs intellectuelles les plus splendides délectations et qui, maintenant, comme celle de l'Hercule biblique, reste seule levée parmi les doubles ruines de l'Art et de la Liberté !
A vous donc, Monsieur, et avec mille remerciements encore une fois.
Eximo(4)
(1) Victor Hugo avait joint à une de ses lettres à Flaubert son propre portrait peint par son fils.
(2) Allusion au monstre mythique évoqué par Racine dans Phèdre.
(3) Flaubert aide Victor Hugo à faire parvenir clandestinement des lettres en France
(4) Signifie : du très humble.
B - Flaubert, Lettre à Louise Colet, Croisset, 15 juillet 1853
[Louise Colet fut la maîtresse de Flaubert].
[Croisset] Vendredi soir, 1 heure [15 juillet 1853].
(...) Je lui ai écrit une lettre monumentale, au Grand Crocodile(1). Je ne cache pas qu'elle m'a donné du mal (mais je la crois montée, trop, peut-être), si bien que je la sais maintenant par cœur. Si je me la rappelle, je te la dirai. Le paquet part demain. (...)
(1) Surnom donné par Flaubert à Victor Hugo
C - Flaubert, Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 8 octobre 1859
[Mademoiselle Leroyer de Chantepie est une admiratrice de Flaubert, devenue peu à peu une confidente].
[Croisset, 8 octobre 1859]
Vous devez croire que je vous ai oubliée ! Il n'en est rien. Mais il faut pardonner un peu de paresse à un pauvre homme qui garde la plume à la main toute la journée et qui se couche le soir, ou plutôt le matin, éreinté comme un casseur de cailloux.
Dans votre dernière lettre du 23 juin, vous me disiez que vous deviez aller à Nantes. Avez- vous fait ce voyage et vous en êtes-vous bien trouvée ? Non, n'est-ce pas ? Quand on a une douleur, on la porte avec soi partout. Les plaies ne se déposent pas comme les vêtements, et celles que nous aimons, celles qu'on gratte toujours et qu'on ravive ne guérissent jamais.
Je ne puis rien faire pour vous que vous plaindre, pauvre âme souffrante ! Tout ce que je vous dirais, vous le savez ; tous les conseils que je vous donnerais, on vous les donne.
Mais pourquoi n'êtes-vous pas plus obéissante et n'essayez-vous pas ? J'ai vu des personnes dans un état déplorable finir par se trouver mieux à force de recevoir du monde, d'entendre de la musique, d'aller au théâtre, etc. Venez donc un hiver à Paris et prenez avec vous une jeune fille gaie qui vous mènera partout. Le spectacle de la gaieté rend heureux quand on a le cœur bon. Faites l'éducation d'un enfant intelligent, vous vous amuserez à voir son esprit se développer.
Pendant que vous étiez dans vos souffrances, j'étais dans les miennes ; j'ai été physiquement malade le mois dernier, par suite d'une longue irritation nerveuse due à des inquiétudes et tracas domestiques. Les difficultés de mon travail y avaient peut-être aussi contribué. J'écris un gros livre ; il est lourd et il me pèse quelquefois.
Enfin, me voilà bientôt à moitié ; j'ai presque écrit six chapitres ! Il m'en reste encore sept. Vous voyez que j'ai encore de la besogne.
Une chose magnifique vient de paraître : la Légende des Siècles, de Hugo. Jamais ce colossal poète n'avait été si haut. Vous qui aimez l'idéal et qui le sentez, je vous recommande les histoires de chevalerie qui sont dans le premier volume. Quel enthousiasme, quelle force et quel langage ! Il est désespérant d'écrire après un pareil homme. Lisez et gorgez-vous de cela, car c'est beau et sain.
Je suis sûr que le public va rester indifférent à cette collection de chefs-d'œuvre ! Son niveau moral est tellement bas, maintenant ! On pense au caoutchouc durci, aux chemins de fer, aux expositions, etc., à toutes les choses du pot-au-feu et du bien-être ; mais la poésie, l'idéal, l'Art, les grands élans et les nobles discours, allons donc !
A propos de choses élevées, lisez donc les travaux de Renan(2).
Que dites-vous de tous les mandements des évêques à propos de l'Italie ? Comme c'est triste ! II est immonde, ce clergé qui défend et bénit toutes les tyrannies, jette l'anathème(3) à la liberté, n'a d'encens que pour le pouvoir et se vautre bassement devant la chose reçue ; quand même, toutes ces soutanes qui se cousent au drap du trône me font horreur !
Avez-vous lu la Question romaine, d'Edmond About ? Cela est très spirituel et très vrai pour quiconque a vu l'Italie ; on ne peut faire à ce livre aucune objection sérieuse, et néanmoins ce n'était pas là ce qu'il fallait dire. La question devait être prise de plus haut ; cela manque de maîtrise. - II me semble que tout craque sur la terre depuis la Chine jusqu'à Rome. - Le musulmanisme, qui va mourir aussi, se convulsionne. Nous verrons de grandes choses. J'ai peur qu'elles ne soient funèbres.
Adieu, je vous serre les mains bien affectueusement.
Le verre de votre portrait accroché dans ma chambre, sur une porte, s'est fêlé ces jours-ci. J'ai de ces superstitions. Vous est-il arrivé quelque malheur ?
(2) Penseur et écrivain contemporain de Flaubert
(3) Condamne.
D - Flaubert, Lettre à Jeanne de Tourbey, Croisset, 8 octobre 1859
[Jeanne de Tourbey fut célèbre pour ses relations mondaines et amoureuses sous le Second Empire].
[Croisset,] samedi 8 [octobre 1859].
C'est moi ! M'avez-vous oublié ? Rassurez-moi bien vite en me disant que non, n'est-ce pas ? Je n'ai rien à vous conter si ce n'est que je m'ennuie de vous" démesurément. Voila ! et que je songe à votre adorable personne avec toutes sortes de mélancolies profondes.
Qu'êtes-vous devenue cet été ? Avez-vous été aux bains de mer, etc., etc. ? Êtes-vous maintenant revenue de Neuilly ? Est-ce dans le boudoir de la me de Vendôme que se retrouvent vos grâces de panthère et votre esprit de démon ? Comme je rêve souvent à tout cela ! Je vous suis, de la pensée, allant et venant partout, glissant sur vos tapis, vous asseyant mollement sur les fauteuils, avec des poses exquises !
Mais une ombre obscurcit ce tableau..., à savoir la quantité de messieurs qui vous entourent (braves garçons du reste). Il m'est impossible de penser à vous, sans voir en même temps des basques d'habits noirs à vos pieds. Il me semble que vous marchez sur des moustaches comme une Vénus indienne sur des fleurs. Triste-jardin !
Et les leçons de musique ? Faisons-nous des progrès ? Et les promenades à cheval ? A-t-on toujours cette petite cravache dont on cingle les gens ? Comme si vous aviez besoin de cela pour les faire souffrir !
Quant à votre serviteur indigne, il a été le mois dernier assez malade, par suite d'ennuis dont je vous épargne le détail. J'ai travaillé. Je n'ai pas bougé de chez moi. J'ai regardé les clairs de lune, la nuit, je me suis baigné dans la rivière quand il faisait chaud, j'ai pendant quatre mois supporté la compagnie de bourgeois et surtout de bourgeoises dont ma maison était pleine - et, il y a aujourd'hui trois semaines, j'ai failli passer sous une locomotive ! Oui, j'ai manqué être écrasé comme un chien ! Hélas ! aucune " amante " ne serait venue sur " ma tombe isolée " et le " pâtre de la vallée(1)", etc.
Dans deux mois, j'espère vous revoir, revenir me mettre à vos genoux, et causer comme les autres hivers de philosophie sentimentale, tout en regardant vos yeux qui rient si franchement et qui pensent si fort.
Je me précipite sous la semelle de vos pantoufles, et, tout en les baisant, je répète que je suis tout à vous.
Amitiés de ma part à Fournier, si ça ne vous dérange pas...
(1) allusions à la poésie de Lamartine.