Le français à la dérive

© "Dernières Nouvelles d'Alsace", mercredi 13 Mars 2002.

Elisabeth G. Sledziewski, Faculté de Droit de Rennes (chronique bimensuelle)

France
POINT DE VUE
Le français à la dérive

Priorité au français, dit Jack Lang ? Chiche ! Ce ne serait pas un luxe, assurément. Mais est-on prêt à rompre avec la longue dérive des enseignements littéraires ? Il est hélas à craindre que non.

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De toutes les illusions scolaires en circulation depuis trente ans, la plus coriace est sans doute celle qui tend à dévaluer l'enseignement des lettres et à lui contester un rôle essentiel. C'est aussi la mieux partagée, car en dépit de leurs dénégations respectives, les parents dans leurs stratégies et les responsables de l'institution dans leurs directives privilégient encore et toujours les matières scientifiques.

Un dogme

Le dogme est aujourd'hui bien vissé dans les têtes : l'important, c'est d'être bon en maths. Les élèves intelligents n'ont pas besoin de savoir écrire, les lettres c'est de la littérature, qu'il est d'ailleurs plus utile de remplacer dès que possible par des animations diverses ou des débats "citoyens". Sans le dire trop fort, mais tout de même, on a peu à peu repoussé le français du côté des disciplines décoratives, des superfluités élitistes étrangères aux normes de la modernité. Même soupçon a été jeté sur les professeurs de lettres, porteurs d'un savoir inutile (l'étude des classiques), prescripteurs d'exercices maniaques (la grammaire, la récitation par coeur) ou poussiéreux (la dissertation), et par-dessus le marché correcteurs imprévisibles, réputés noter en toute subjectivité. Dans la foulée, on s'est habitué à déprécier les sections littéraires du Lycée et de l'Université, souvent considérées comme celles où l'on entre par défaut.

Dégraissage façon mammouth

Mais le français figurant encore au nombre des apprentissages fondamentaux dont notre École ne peut faire l'économie, en attendant le passage au sabir informatique universel, on s'est mis en devoir de réformer la discipline, d'y alléger ce qu'on ne pouvait marginaliser. Cela a donné, tous niveaux confondus, moins de grammaire, moins de dictées, moins voire plus du tout de récitation, moins d'auteurs classiques, presque plus d'histoire littéraire. Bref, du cours préparatoire à l'épreuve anticipée du baccalauréat, l'enseignement de la langue et des lettres françaises a subi en l'espace d'une génération un dégraissage façon mammouth, poursuivi par des ministères de tous bords et applaudi par les partisans d'un enseignement utilitaire, strictement configuré aux prétendues exigences du marché. Les résultats sont à la hauteur de ces belles ambitions. C'est ce que révèlent les enquêtes menées depuis deux ans par le ministère de l'Éducation nationale pour évaluer les compétences des élèves en matière tant de lecture que d'expression orale et écrite. Il en ressort d'une part un illettrisme persistant chez ceux qui ont achevé leur scolarité obligatoire : 11,6 % des jeunes de 17 ans, parmi lesquels deux fois plus de garçons que de filles, éprouvent des difficultés à lire. Ce taux est énorme dans un enseignement qui se veut démocratisé.

"Chaos", "chao" ou "cao"

Si de fait 69% des jeunes gens d'une classe d'âge accèdent au niveau du baccalauréat, comment est-il concevable que simultanément, tant de nos concitoyens n'aient même pas accès à la maîtrise de leur propre langue et entrent dans la vie adulte ainsi handicapés ? D'autre part et plus gravement encore, un enfant sur cinq aborde l'enseignement secondaire sans savoir lire couramment. Chez près d'un tiers des élèves de sixième, les ressorts de la phrase française sont mal identifiés et le lexique élémentaire mal assimilé. Que peut-on augurer, non seulement en lettres mais dans toutes les matières, d'un cursus commencé dans de telles conditions ? Le constat n'est pas moins affligeant, à vrai dire, si l'on se tourne vers les sujets qui ont correctement rempli le contrat et parviennent sur les bancs de la Faculté. L'évaluation officielle, à ce degré, n'étant pas faite, il faut s'en remettre à l'expérience de chaque professeur. Qui a, ces trois derniers mois, corrigé près d'un millier de copies d'examen peut ainsi témoigner de son effarement à la lecture de ces pages truffées de mots écrits soit en phonétique (par exemple, "chaos", inscrit pourtant en toutes lettres dans le libellé d'un sujet, remplacé par "chao", "cao", ou même "KO"), soit de manière aléatoire ("on doit s'interroger", puis indifféremment, "s'interrogé", "s'interrogeai", "s'interrogéent", etc.). Effarement renforcé, il faut le souligner, par le fait que de telles graphies ne sont pas forcément celles des mauvais devoirs, et doublé d'un sentiment d'impuissance à l'idée qu'il n'est pas question, qu'il ne sera plus question désormais de sanctionner ces fautes comme telles : on ne recale pas un étudiant de droit pour mauvaise orthographe, on s'expose même à de sérieuses réclamations de sa part, et probablement à quelques différends au sein du jury si l'on prétend minorer sa note à ce seul motif ! Cependant, peut-on avoir la conscience tout à fait tranquille à l'idée que ce futur diplômé sortira de l'Université française en écrivant en phonétique, et qu'on aura fait comme si de rien n'était ? On peut aussi voir les choses de façon plus rose en songeant que le ministre de l'Éducation nationale affirme avoir pris conscience du désastre et vouloir y remédier. De quelle manière ? En faisant de l'expression française, sous toutes ses formes, une priorité pour les écoliers et les collégiens. Mais encore ? On imagine dans le primaire un grand braquet sur la dictée, des leçons de grammaire plus fréquentes, puis dans le secondaire un entretien et une prise en compte notée du niveau de langue jusques et y compris à l'épreuve du bac.

Un regard alarmé

On attend, donc, un renforcement des horaires et des programmes de français. Las ! La maîtrise de notre bel idiome est tellement importante qu'à l'école elle sera enseignée, il fallait y penser, à tous les cours. En histoire, en sciences, en maths, par effet de "transversalité". Quant aux heures de français en collège, elles diminueront dès septembre prochain au profit d'"itinéraires de découverte" privilégiant la spontanéité des élèves, quelque chose comme leur désir. C'est sur cette perspective que l'Association des Professeurs de Lettres porte aujourd'hui un regard alarmé. Dans un appel solennel *, elle conjure les candidats à l'élection présidentielle de prendre la mesure des périls qui menacent le rapport des Français à leur langue, et de s'engager à faire cesser la dérive de son enseignement. D'aucuns, pour se rassurer, démasqueront là une démarche corporatiste parmi tant d'autres. Ils feraient bien d'ouvrir les yeux et de réfléchir.

E. G. S.

* "Sauvegarde des Enseignements Littéraires" : http ://www.sel.asso.fr/ "Sauver les Lettres" : http ://www.sauv.net/