Les langues anciennes et la logique de démantèlement de la filière littéraire L.


L’académie de Bordeaux perd vingt et une sections de langues anciennes à la rentrée prochaine (douze en grec, neuf en latin). Dans l’académie de Limoges, le latin et le grec sont supprimés dans neuf lycées. A la rentrée 2004, seuls trois lycées de cette académie – un par département – les offriront. A terme, un seul. Neuf cents élèves les étudient actuellement. Dans l’académie de Versailles, un lycée qui aurait dû accueillir en septembre prochain les cent collégiens élèves de langues anciennes de sa propre cité scolaire voit fermer ses sections de latin et de grec.

Faut-il crier au loup alors que d’autres académies ne sont pour l’instant pas touchées, et qu’on nous les opposera en démenti ? Ce serait oublier le cadre général dans lequel se situent ces suppressions. La mise en demeure d’académies inégalement dotées de procéder à " une gestion rigoureuse de leurs moyens budgétaires " conduit à des décisions différentes : l’académie de Limoges " surdotée " de 126 postes doit en " rendre ", et l’académie de Bordeaux, " pilote " à la rentrée 2004 sur le plan financier [1], préfigure le sort des autres dans peu de temps [2]. Cette autonomie des académies et des établissements est d’ailleurs un outil politique : garante de la dilution des réactions ou de leur impossibilité au niveau national par l’émiettement ou la disparité des choix, elle a été présentée par le ministre Luc Ferry comme " un véritable levier ", car " il n'est pas possible d'imaginer passer une telle réforme en force "  [3].

L’éloge des langues anciennes, sur le plan fondamental et indispensable de la culture générale, de la formation historique, et de l’entraînement de l’esprit à la précision, l’expérimentation, l’analyse et la synthèse, c’est à dire à l’esprit critique et scientifique tout autant qu’à la finesse, n’est plus à faire. Le rapport gouvernemental de septembre 2003 récemment diffusé [4] de Heinz Wismann, chargé par Jack Lang puis Luc Ferry d’une Mission ministérielle sur l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité, s’y emploie, avec des perspectives dynamiques et novatrices qui redéfinissent et amplifient l’intérêt du latin et du grec dans l’offre d’enseignement. Il rappelle en particulier le bénéfice, unique et vivifiant pour les perspectives historiques et la compréhension des systèmes linguistiques, de l’étude particulièrement féconde et utile de langues " mortes " comme " systèmes clos " - ce que ne sont pas les langues vivantes. Il en déduit la fonction profondément intégratrice de cet enseignement.

Mais le discours officiel n’est pas une garantie, comme l’expérimentent cruellement les chercheurs, et la schizophrénie peut être une tactique, on le voit ici.

De quoi s’agit-il donc, et pourquoi les langues anciennes ?

Tout le fonctionnement de l’Education Nationale n’est maintenant plus suspendu qu’à son financement et à son rendement, et non à l’intérêt de la formation intellectuelle des élèves. Celle-ci n’est plus évaluée selon des priorités, mais selon des coûts, car "le système scolaire accapare une part croissante de la richesse nationale " et justifie " l'urgence de la réforme ". En octobre et novembre derniers, députés et sénateurs ont mis en demeure les ministres de diminuer leurs dépenses, en présentant ainsi l’instruction des élèves comme une sorte de vol de l’argent public. Dans ce cadre, tout ce qui peut susciter des économies est dans la ligne de mire, et les matières visées sont celles qui présentent une faiblesse gestionnaire et une faille idéologique.

Au premier chef les options. Relevant du choix offert aux élèves, comme leur nom l’indique, leurs effectifs sont peu prévisibles, parfois restreints, et prêtent le flanc à l’accusation de cherté au regard du taux d’encadrement. Députés et sénateurs les ont donc présentées comme un fléau [5], ont fait la liste des plus chères (breton, arabe, portugais, russe, grec ancien, allemand, et la plupart des troisièmes langues vivantes commencées au lycée [6]) et ont plaidé pour leur suppression. Les ministres ont pleutrement renchéri et en ont fait leur politique, ainsi M. Darcos : " les options qui consistent par exemple en l'étude d'une langue rare, doivent être rationalisées car elles concernent peu d'élèves mais représentent un coût de recrutement très élevé. "  [7]

Le procédé est malhonnête : l’effectif des options est lié à leur nature, et la diversité de l’offre est une vertu, non une tare, de notre système d’enseignement. Par ailleurs, ces options ne le sont que peu de temps, l’année de seconde, car dès la première elles changent de nom : elles deviennent " obligatoires à choix " en première et matières de " spécialité " en terminale, où elles se voient au baccalauréat dotées d’un coefficient tout comme les spécialités scientifiques de la série S, ou d’un supplément de points en statut facultatif. Elles font donc partie intégrante du système d’examen que l’institution impose aux élèves, ne relèvent pas de leur caprice, et correspondent souvent à un projet de post-baccalauréat. Enfin les calculs d’effectifs sont faux, car dans le lexique scolaire, les élèves qui sont devant le même professeur n’ont parfois pas le même statut pour leur matière d’option, selon qu’elle est " de détermination " ou " facultative " ; les statistiques rectorales n’enregistrent que la première formule, ce qui produit artificiellement, et de façon machiavélique, des chiffres d’effectifs bas. De plus, le même gouvernement qui cherche à imposer la " continuité du service public " dans les transports rompt son contrat lorsqu’il s’agit de l’Education Nationale : l’élève qui commence le latin ou le grec au collège ne sera pas sûr de pouvoir continuer à les étudier au lycée. On voit ainsi comment s’organise un tarissement.

Cette destruction se pare d’un alibi " démocratique ". Jouant la carte poujadiste, un responsable du ministère accuse les options d’absorber les crédits du premier cycle et de favoriser la sélection : " Nous avons donné instruction aux recteurs de préserver les collèges, où se jouent beaucoup de choses. Il n'est pas normal de baisser leurs moyens au bénéfice d'une multiplication d'options aux lycées pour une petite poignée d'élèves. Il y a là une dérive élitiste.  [8] " L’élitisme est bien sûr, au contraire, du côté de ceux qui ferment les options, et réservent les langues anciennes ou vivantes qu’on a rendues rares aux lycées de centre-ville ou à quelques institutions privées.

Les langues anciennes sont également visées parce que leurs enseignants offrent au ministère une facilité gestionnaire : providentiellement trivalents (français, latin, grec) au moment où le ministère rêve seulement pour les enseignants de bivalence (deux matières enseignées dont l’une sans formation), pour des raisons de gestion, les professeurs de lettres classiques peuvent n’avoir que des heures de français : on peut donc supprimer les langues anciennes sans avoir de problèmes de reconversions, et les heures ainsi économisées peuvent permettre de baisser le nombre des postes offerts aux professeurs de seul français (lettres modernes) [9]. Le bénéfice est, cyniquement, sans douleur.

Les matières supprimées sont toutes des disciplines littéraires. La série L, coûteuse en options par son architecture complexe mais attrayante, est la cible du ministère [10]. Il en va donc également d’une idéologie. Dépourvus de valeur marchande, la culture, la réflexion et l’humanisme, développant finesse, analyse et imaginaire chez les élèves, ne sont plus à l’ordre du jour des comptables qui nous gouvernent. Leur seule préoccupation est de niveler et d’uniformiser les matières enseignées selon le plus grand dénominateur marchand. A cette aune, les disciplines de culture sont toutes de trop, et la suppression de la variété des langues enseignées est une prime, par exemple, à l’anglais qui prendra leur place dans les coefficients du baccalauréat.

Le professionnalisme même des enseignants est battu en brèche : une formation superficielle suffira, et les disciplines en général, par la complexité de leurs savoirs et les exigences de leur transmission, sont décidément superflues. La preuve en est qu’au moment où on les supprime, ou appauvrit leurs horaires et leurs contenus comme en histoire et en français, on accorde un horaire exorbitant (soixante-douze heures par classe, par année et par niveau en première et terminale, soit pendant deux des trois années du lycée) et un coefficient disproportionné aux travaux personnels encadrés (TPE), supercherie pédagogiste censée enseigner la recherche à des élèves qui n’en ont pas le matériau, et forcément dénuée de toute valeur intellectuelle. Bouclés en cinq mois et en groupe, ils valent autant à l’examen que cinq ans en solitaire de latin ou de grec. Qui accusera les élèves de les leur préférer ? On peut donc aussi tuer les langues anciennes par la bande, et en jouant la carte de la concurrence déloyale. On y met même, pour une fois, les moyens.

Ne nous y trompons pas : cette volonté managériale [11] et méprisante de traitement des options est le prélude de la disparition de la filière littéraire [12], suivie à terme de la disparition des sections scientifiques. La compassion hypocrite du rapport gouvernemental préparatoire au " grand débat " sur la baisse des effectifs des filières générales L et S [13] prépare la fusion de toutes les séries générales et tertiaires dans une vaste filière économique et sociale pourvue de quelques appendices de communication ou de sciences, d’où la réflexion et la culture auront été stupidement bannies. On dira ensuite que la " demande sociale ", justifiée par les chiffres trafiqués des effectifs, aura été satisfaite. Et on ne se plaindra plus que la recherche coûte trop cher, puisqu’on l’aura stérilisée dans l’œuf, le lycée, en privant les élèves des connaissances, de la réflexion et de l’initiative qu’elle exige.


Agnès Joste

01/2003

1. Rapport de l’Assemblée Nationale fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan sur le projet de loi de finances pour 2004 (n° 1093), Jeunesse, Education Nationale et recherche, Jeunesse et Enseignement scolaire, 9 octobre 2003, diffusé le 3 novembre , http://www.assemblee-nationale.fr/12/budget/plf2004/b1110-30.asp , " L’urgence de la réforme ".
2. Voir sur
http://www.sauv.net/ctrc.php?id=538 la situation de l’académie de Bordeaux à la rentrée prochaine.
3. Il l’a dit au Sénat en termes aussi crus, le 27 novembre 2003 : " L'autonomie des établissements est la réforme-clé car toute initiative un peu audacieuse du ministère se heurte toujours, au niveau national, à un blocage immédiat. Il est impossible de seulement évoquer, par exemple, les sureffectifs disciplinaires sans que des milliers de personnes se précipitent dans la rue. L'autonomie est la réforme des réformes, celle qui permettra toutes les autres. "
http://www.senat.fr/cra/s20031128/s20031128H0.html
4. ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/rapport/rapport_wismann.pdf
5. M. Philippe Auberger à l’Assemblée Nationale : " Il faut résoudre la question des classes de faibles effectifs, par exemple en STI, littérature ou langue allemande. Quel montant d'économies pourrait-on faire si l'on y remédiait ? "
6. Source :
http://www.assemblee-nationale.fr/12/budget/plf2004/b1110-30.asp#P1670_213622. Pour preuve : la suppression dans un lycée de Bordeaux, en 1ere L, du portugais LV2 et LV3, du latin en option, de l'italien LV2 et de l'option maths qui venait d’être créée. Et dans l’académie de Versailles : 121 options supprimées dans 112 lycées: grec, latin, LV3 russe, allemand, espagnol.
7. Source : cf note 6.
8. M. de Gaudemar, directeur de l’enseignement scolaire au ministère, dans Le Monde du 8 janvier 2004.
9. M. Ferry l’a précisé au Sénat le 27 novembre 2003 (cf note 2) : " Les sureffectifs disciplinaires ? Ils concernent 2 500 équivalents temps plein. Il s'agit de professeurs qui, en raison du déficit d'élèves dans leur discipline, sont payés pour rester chez eux. Il faut agir pour mettre fin à ce scandale ; je me suis engagé à réduire leur nombre de moitié d'ici deux ans. Il faut cependant, avoir conscience de la difficulté de l'opération : pour supprimer totalement les sureffectifs, il faudrait assécher les concours de l'agrégation et du CAPES pendant plusieurs années, au risque de désespérer certaines filières universitaires, et je ne parle pas, pour les langues vivantes, des problèmes diplomatiques et de réactions du Quai d'Orsay…
Il faut s'efforcer, néanmoins, de mieux calibrer les concours. C'est un sujet délicat, sur lequel les organisations syndicales se montrent réticentes. L'une des pistes à explorer est la " bivalence " au collège, bien connue en lettres classiques, où l'on peut enseigner à la fois le français, le latin et le grec. Est-il inimaginable d'enseigner le français et l'anglais ou le français et l'allemand ? Mon prédécesseur, M. Allègre en avait rêvé, mais n'avait pas réussi à appliquer cette mesure. "
10. La meilleure preuve en est que l’"option  mathématiques " de la série L, prélude à la " spécialité " de terminale avec un coefficient 4 au baccalauréat qui attirait de bons élèves, est dans la liste des suppressions prévues. Sa transformation en matière à épreuve facultative en 1999 avait provoqué un effondrement des effectifs de la série. Rétablie en 2002 et confirmée en 2003 pour conjurer cette baisse, elle se voit à abattre à la fin même de cette même année... Quand Gribouille rencontre Machiavel.
11. Le vocabulaire commercial de M. Ferry se vantant au Sénat est sur ce point sans équivoque : " La rentrée scolaire, en 2003, n'a jamais été aussi réussie, sur le plan technique, en termes d'affectation des élèves comme de professeurs. Nous avons travaillé, pour la première fois, sur les stocks et pas seulement sur les flux ".
12. Alain Boissinot, ancien inspecteur général des lettres et actuel chef de cabinet de Luc Ferry, l’évoque dans Perspectives actuelles de l’enseignement du français (MEN/CRDP de Versailles, 2001, et
http://www.eduscol.education.fr/index.php?./D0033/actfran_enjeux.htm)
13. Lire dans
http://www.debatnational.education.fr/upload/pdf/chapitre8.pdf p. 91 et suivantes le détail de " Le système des trois voies et ses dérives ".