M.L. "Vous voyez juste, à ceci près que l'élitisme, malgré les apparences, sévit aujourd'hui plus que jamais. La démocratisation, en effet, a été bel et bien ratée, parce qu'on a voulu ouvrir l'accès au baccalauréat à tous les élèves (ce qui est une très noble ambition), mais en renonçant pour cela à l'essentiel des contenus et des exigences. Je déplore donc bien la fin de l'élitisme, mais de l'élitisme pour tous. "

D.L. Cela n'explique pas que vous accusiez les réformateurs de favoriser l'élitisme : tout au plus devriez-vous leur reprocher le nivellement général...

M.L. " Je persiste à parler de renforcement de l'élitisme. Les chiffres officiels l'attestent : depuis vingt ans, l'accès aux grandes écoles s'est progressivement fermé aux moins favorisés. L'école ne compensant plus les inégalités familiales, c'est naturellement le milieu d'origine qui fait désormais la différence, et l'on en est réduit à bricoler des " discriminations positives ", comme à Sciences-Po-Paris. Chose remarquable, la couleur politique des "experts" n'est pas ici en cause et MM Allègre, Lang, Ferry et Fillon ont tour à tour sereinement maintenu les réformateurs dans leurs postes, quand ils ne les ont pas promus. Ce qui est en cause, c'est une idéologie. "

D.L. Et comment dissocie-t-on l'idéologie de la couleur politique ?

M.L. "En constatant justement que l'idéologie éducative qui a présidé à la création des IUFM en 1991 n'est ni de droite ni de gauche. Alimentée par deux courants dont l'un est libertaire et l'autre égalitariste, elle fait apparemment l'affaire de tous les politiques. C'est au premier de ces courants qu'appartient le slogan qui ébranle depuis 1989 les voûtes de l'Ecole : " L'enfant au centre du système éducatif ". Cette lapalissade implique en réalité que l'élève " construit lui-même ses savoirs ", et c'est pourquoi, confondant l'autorité avec le pouvoir, on s'interdit désormais de lui imposer quoi que ce soit. On devine ce que produit une école où l'on donne la parole aux élèves sans leur donner la langue. Détail piquant : depuis 1996, la linguistique de l'énonciation est enseignée aux sixièmes, tandis que c'est aux universités et aux grandes écoles qu'il revient désormais d'apprendre les conjugaisons, l'orthographe et la syntaxe à des bacheliers démunis. "

D.L. Vous aviez parlé de deux courants...

M.L. "En effet. L'autre courant, l'égalitariste, s'appuie sur la sociologie de la Reproduction pour imposer aux adolescents une approche étroitement technique et formaliste des textes littéraires. C'est ainsi que des notions aussi abstraites que les genres, les registres, et les schémas narratologiques, des démarches aussi sophistiquées que l'étude des brouillons d'auteurs ou l'apprentissage des subtilités de la nouvelle rhétorique sont préférées à la réflexion psychologique, morale, sociale, politique, esthétique ou philosophique à laquelle invitent naturellement les grandes oeuvres."

D.L. Et le rapport de ces démarches imposées avec " l'égalitarisme"?

M.L. "Il est on ne peut plus simple en n'enseignant aux " nouveaux publics " que des " contenus objectivables ", on croit régler le problème des disparités sociales. En réalité, on résout surtout les problèmes de l'évaluation, désormais calquée sur le modèle industriel. C'est ainsi qu'on aborde Victor Hugo ou Albert Camus avec les mêmes emporte-pièce que le premier navet publicitaire venu. Le bac se passe, les inégalités restent. La solution serait évidemment de considérer la classe comme le lieu où se réparent les déficits socioculturels. Au lieu de cela, on les creuse, et le pire est qu'on le fait avec bonne conscience. A mes yeux, c'est un comble. "

Michel Le roux a exercé pendant près de trente ans au lycée de La Mure. A la retraite depuis l'année 2000, il n'a pas remisé son crayon rouge, à en juger par l'obstination avec laquelle il s'en prend à l'évolution de l'enseignement du français. Au pamphlet publié en 1999 dans la revue " Commentaire " sous le titre "  De l'élève à l'apprenant ". ont en effet succédé " De la rhétorique à la rhétorique ", " La destruction programmée de l'enseignement des lettres ", et, aujourd'hui, " Sur l'enseignement des lettres au lycée ". A quoi s'ajoutent, cette fois dans la revue " Le Débat " et en collaboration avec Mireille Grange, " Evaluation des évaluations " (2004) et " La pédagogie sans dessus dessous", à paraître en mai 2005.