Chers collègues de lettres


Soyez rassurés, vous n’êtes pas les seuls à être réduits au rôle de marionnette. En sciences physiques, au lycée, s’il nous est facile de constater l’appauvrissement culturel de tous nos élèves, ainsi que les difficultés de beaucoup à comprendre et écrire le français ou à effectuer des calculs élémentaires, il nous est plus difficile de faire connaître notre situation à l’extérieur de la discipline.

Nous sommes confrontés à deux problèmes :

Les diafoirus de la pédagogie unique ont décidé que nos élèves devaient seulement être capables de reproduire quelques schémas ou raisonnements élémentaires, et encore à condition de les guider pas à pas. Foin des connaissances (exercer sa mémoire : quelle horreur !), puisque tout peut être trouvé sur internet (ou à la rigueur dans des livres pour ceux qui sont peu évolués). Foin des calculs et des démonstrations, bien trop compliqués. Alors que reste-t-il ? Un cours déstructuré, où l’on touche à tout sans rien approfondir, ou tout est survolé rapidement : il semble que le but soit non pas d’avoir acquis des connaissances de base sur lesquelles l’élève, le futur étudiant ou adulte puisse s’appuyer, mais d’avoir " entendu parler de ", à la manière de celui qui croit connaître une œuvre parce qu’il en a lu le résumé sur la couverture.

Nous connaissons nous aussi le fameux " bain linguistique " des linguistes : rabâchage et bachotage sont les deux mamelles de l’enseignement moderne de la physique. Pour masquer l’effarante faiblesse de beaucoup d’élèves, la physique pédagogiquement correcte se doit d’être faite avec les mains : vous savez bien, ces quelques scientifiques médiatisés qui, bien sûr, n’ont jamais enseigné à nos élèves, mais qui, eux, ont bénéficié d’une formation rigoureuse, expliquent doctement aux parents ravis que l’on peut tout expliquer sans ces calculs qui empêchent leurs enfants de comprendre et progresser.

Résultat d’une quinzaine d’années d’allègements, de renoncements et de nouveaux programmes, chaque fois revus à la baisse : aujourd’hui, on enseigne en terminale S, en physique (en chimie, les dégâts sont moins importants), moins de la moitié de ce qu’on enseignait voici quinze ans. Ceci en terme de sujets abordés et non de contenus (cf. ci-dessus). Un outil a été particulièrement efficace pour ce nivellement par le bas : les compétences exigibles. Dans le contexte actuel, enseigner plus que ce qui est exigible est impossible : comment exiger des élèves ce que les textes officiels ont placé en dehors de ce qui est exigé d’eux ?

Il s’agit, chers collègues, d’innover, de s’adapter, de vivre avec son temps, de modifier ses pratiques, etc., etc., on pourrait en remplir des pages !

En fait, il faut changer pour changer. Mais pas dans n’importe quelle direction ! Il faut créer une atmosphère d’incertitude, de remise en cause permanente, de déstabilisation. Une fois bien imprégnés de cet état d’esprit, nous (et nos élèves, futurs adultes) accepterons plus facilement des contraintes de type social sans réagir.

Dans ce contexte, il se trouve des gens qui croient avoir inventé la poudre alors qu’ils sont seulement manipulés. Profitant du mouvement perpétuel initié par un ministre insultant et démagogique, nos pédagogues démagogues changent les programmes tous les 5 ans, c’est-à-dire au moment où ils sont bien rodés et mis au point. Mais comme les bases de la physique élémentaire n’ont pas changé, on n’en enseigne à chaque réforme des programmes qu’une partie : c’est le principe des chaises musicales. Alors, ça va, ça vient : on revoit aujourd’hui ce qui avait disparu voici 5 ou 10 ans. Evidemment, à chaque fois, on en perd un peu…

Quand ce qu’on avait perdu revient, c’est avec des habits neufs mis au goût du jour. Des habits qui s’usent vite. Ces trissotins de la physique, qui n’ont évidemment jamais enseigné aux élèves que nous recevons, vous énoncent doctement les nouvelles règles, en reconnaissant du bout des lèvres que les précédentes, créées par leurs prédécesseurs, n’avaient pas obtenu l’effet escompté. Donc tous les 5 ans, nouvelles lubies, nouveaux fantasmes, nouveau vocabulaire, nouveau matériel (est-ce la consommation citoyenne ?).

Nous sommes donc désormais atteints du syndrome du référentiel bondissant (vous connaissez tous cette bouillie prétentieuse qui rend incompréhensible ce qui est simple et dont les futurs professeurs d’EPS reçoivent en IUFM une dose dépassant largement la limite maximale admissible). Parmi les dernières nouveautés, deux exemples seulement, pour rire un peu :

· En chimie, le signe = a maintenant deux significations dont une qui indique que ce qui est écrit avant le signe = n’est pas égal à ce qui est écrit après !

· En chimie toujours, le participe passé du verbe " titrer " indique non une action passée, mais une action à venir !

Ce triste formalisme, accompagné d’un délire verbal qui ne fait plus illusion, produit industriellement par les adeptes de la pédagogie sans élèves, n’arrive pas à masquer l’extrême superficialité de ce qu’on enseigne : nous n’apportons plus qu’un pauvre vernis destiné à justifier le " S " de la section.

Alors, au nom de valeurs soi-disant progressistes, nos ex-soixante-huitards recyclés dans le néolibéralisme se permettent le tour de force qui consiste à dire que les professeurs sont conservateurs et élitistes (sous entendu : réactionnaires et désireux de réserver, les salauds, le savoir à une petite élite) et qu’ils s’opposent à un enseignement démocratique (c’est-à-dire pour tous) , alors qu’eux-mêmes sapent de fait les bases d’un enseignement ouvert à tous (même s’il est loin d’être parfait), de telle sorte que seuls les enfants des classes aisées ou cultivées seront à même d’acquérir les connaissances permettant leur émancipation et leur promotion sociale. En effet, si l’enseignement, par démagogie, renonce à ses exigences ainsi qu’à transmettre des connaissances, se contentant d’exiger des " savoir-faire " à géométrie variable, où les élèves des classes populaires trouveront-ils justement ces connaissances ? Réponse : nulle part. La formation des futurs adultes se doit d’être directement utilisable sur le marché de l’emploi. La connaissance et le savoir, la culture en général, jugés non productifs (et même dangereux), seront réservés aux classes dirigeantes (voir à ce sujet l’article du Monde Diplomatique sur les pratiques de la haute bourgeoisie : la culture, pour ces gens-là, est primordiale !). D’où l’intérêt de laisser se dégrader l’enseignement public (en l’aidant au besoin), ce qui conduira à terme à l’émergence d’un enseignement privé. Lequel enseignement pourra prendre deux aspects très différents : un enseignement de qualité et coûteux réservé à ceux qui en auront les moyens et un autre purement utilitaire, personnalisé, pour les futurs employables où ne seront enseignés que des savoir-faire nécessaires pour avoir un emploi. Quant à ceux qui seront jugés inaptes ou inemployables au sens patronal, ils pourront être gardés dans un enseignement public réservé à cela : consultez les recommandations de la commission européenne, vous serez édifié !

Merci donc à ces bonnes âmes du PS qui préparent le terrain et sauront léguer à leurs successeurs adeptes du règne absolu du marché un enseignement tellement malade qu’il sera facile de l’enterrer.

Ivan Joumard, professeur de sciences physiques au lycée Fauriel, St Etienne.