Politique et globalisation morale
par Xavier Darcos Commentaires n°97, printemps 2002. Extraits Voici quelques extraits d’un article de Xavier Darcos paru ce printemps 2002 dans la revue "Commentaires". Il ne nous est certes pas indifférent qu’il y soit fait mention du livre Sauver les lettres, des professeurs accusent, Textuel, 2001, ainsi que d’autres ouvrages de nos excellents collègues Denis Collin ou Jean-Claude Michéa … Il faut rappeler d’ailleurs que M. Darcos, qui fut doyen de l’Inspection générale de lettres, écrivit naguère chez Plon (2000), un Art d’apprendre à ignorer qui contenait des vérités bien senties. Ne réclamait-il pas pour l’école "un corpus hiérarchisé des savoirs" ? N’y dénonçait-il pas " la nostalgie inutile " mais aussi " la mystique du présent ", rappelant le mot d’Auguste Comte qui disait que " l'humanité est faite de plus de morts que de vivants"" ? . N’invitait-il pas à restaurer quelque peu " l’autorité du maître " et à se défier des "pédagogues professionnels", dont la "science exacte" ne convainc pas ? Sans parler de " l’imposture " du discours sur l’égalité des chances ! Pourtant " l’allégement " des programmes qu’il dénonçait, l’abandon de la vraie culture littéraire, les dégats de l’" adaptationnisme ", de " l’école du happening et du do it yourself " sont toujours à l’ordre du jour. Espérons que Monsieur le ministre délégué à l'enseignement scolaire, qui se fait visiblement une certaine idée de l'École, ne quitte pas trop vite cette vision ambitieuse et généreuse qu’il paraît suggérer dans ses livres ni cette belle lucidité qui l’amène à critiquer l’état actuel d’une réforme fourvoyée. 06/2002 […] L'école et l'air du temps Regardons ce qui se passe dans les écoles, tout simplement : parce qu'il est soumis au despotisme de l'actuel, où la culture, au sens classique, a peu de poids, l'enseignement tend à moraliser plus qu'à instruire. Obsédé par l'éveil des consciences, il évolue dans l'incertitude de sa mission, doute de la vérité de ce qu'il doit inculquer, se sent invité à repousser toute hiérarchie des savoirs. C'est alors la " société du spectacle " qui infuse ici ses manies et son vocabulaire, ses coups de coeur et son aphasique grandiloquence. Pourtant l'école a un devoir exactement inverse : celui de résister à la puissance de l'opinion, de délivrer les jeunes des subordinations culturelles du moment, des idéologies girouettes -ou des médiatisations dominantes. Ennemie du préjugé, de la mode, de l'inconstance événementielle, des versatiles sondages liés aux audiences ou à la popularité, l'école, loin d'épouser toutes les causes emphatiques et tous les prêchi-prêcha du moment, devrait faire sienne la devise de Mérimée : " souviens-toi de te méfier ". Car c'est moins la liberté d'opinion qui est ici menacée que l'aptitude à penser. Pour former des esprits libres et apte sà la critique, il convient auparavant de les mettre à distance de ce qu'ils perçoivent et reçoivent, de les protéger des purs impératifs d'un jour, de l'arbitraire et du relatif. Ils apprendront ainsi à gérer leur futur statut de personne juridiquement libre, civiquement responsable, moralement structurée. Ils sauront qu'une vraie tolérance suppose d'abord une difficile adaptation à l'inconnu, à l'incompris, à l'autre, et non une adhésion dogmatique à l'amour universel. Face au culte de la sensation et de l'émotion, l'enseignement est un contre-pouvoir. Certes, il rappelle l'interdépendance des êtres, dans le présent comme dans la chaîne des temps, mais il récuse le préjugé. L’ école est la dernière institution (le service militaire obligatoire ayant disparu) qui rappelle à un pays comme la France qu'il n'est pas seulement un rassemblement de hasard ou une agglomération économique quelconque, mais une nation éprouvée dans l'histoire. Au demeurant, l'école ne fait que refléter l'air du temps. Cette dualité quasi schizophrénique d'une société à la fois autiste et grégaire est grossie par la médiatisation des actions caritatives. La télévision fournit en un instant les substances qui mobilisent facilement l'opinion : l'indignation, l'horreur, l'émotion, le spectacle du deuil ou de la souffrance. Troublé dans sa bonne conscience, le public découvre les maux auxquels il échappe et voit le scandale de son propre confort. C'est alors pour remédier à son malaise qu'il pétitionne ou s'acquitte de quelque don, avant d'oublier à nouveau l'injustice universelle et de reprendre ses querelles de voisinage ou ses histoires de famille. Car il n'est pas certain que la télévision soit le meilleur vecteur du sens ni qu'elle infuse un vrai esprit communautaire. Elle joue sur la rapidité et sur le choc des images. Elle diffuse des reportages interchangeables de catastrophes ou de victimes - des enfants, le plus souvent. Tout ce qui ne peut s'exhiber est donc passé sous silence, c'est-à-dire l'essentiel : le poids de l'histoire et l'explication de ses déterminismes. Le voyeurisme donne à ressentir plus qu'à concevoir. La télévision ne suggère aucune distanciation. Elle stimule la pitié. Or le primat du sentimental sur l'intelligence est une forme du totalitarisme qui suppose l'adhésion, sans discussion ni réflexion, à des valeurs, voire à des leaders. […] De " civique " à " citoyen " Sur ce sujet comme sur les autres, " le consensus, c'est la disparition de la politique (3) ". Car le corollaire d'une philanthropie éthérée et absolue, ou, si l'on préfère, de l'altruisme sans la présence d'autrui, c'est évidemment la solitude et l'individualisme : " la généralisation des échanges et le développement des solidarités objectives se développent avec la rupture de tous les liens de socialisation, l'enfermement autiste des individus désormais sans aucune appartenance (4) ". Cependant, il n'est pas question ici de discuter le bien-fondé ou la nécessité des mises en scène humanitaires. Des opérations comme le Téléthon ont démontré leur efficacité. Mais la sécularisation de la charité ne va pas forcément de pair avec la mobilisation d'une vraie conscience politique. Elle en devient même l'inverse. Tout se passe comme si le prêche avait remplacé la philosophie et comme si la morale kantienne - centrée sur l'exigence réflexive des devoirs de la personne (5) s'était effacée devant les droits de l'homme. La conscience, cet " instinct divin " au sens où l'entendait Rousseau, s'est laissé inhiber (6). Car Rousseau avait bien perçu l'antinomie de l'universel et du particulier. Il voyait la conscience comme une étincelle morale au cœur de la personne particulière, inconcevable dans des entités abstraites comme la nation, la classe ou la race : " Il n'y a jamais dans ces corps collectifs nul amour désintéressé pour la justice : la nature ne l'a gravé que dans les cœurs des individus (7). " Voilà pourquoi, dans un comportement mondialiste, la demande de droits l'emporte forcément sur la conception de devoirs. Là encore, on voit bien les effets d'un tel phénomène jusque dans le système scolaire où les " séances d'éducation citoyenne " singent les talk shows des plateaux télévisuels. On y fabrique des consommateurs de droits, futurs chicaneurs et plaideurs, intolérants au quotidien et charitables à distance (8). Pourquoi, d'ailleurs, a-t-on transformé le substantif " citoyen " en adjectif, au détriment de son synonyme " civique "? Comment, sans rire, en est-on arrivé à parler aujourd'hui de " mathématiques citoyennes " ou de "grammaire citoyenne "? Comment peut-on, dans un rapport de jury du CAPES de lettres, rendre hommage à une candidate d'avoir, à propos de La Cigale et la Fourmi, " privilégié la dimension axiologique [ ... ] pour construire son étude à partir d'une triple définition de la citoyenneté (9) " ? George Orwell nous a appris la portée de ces manipulations lexicales (10) la novlangue, sournoise machine à crétiniser, consiste à remplacer un mot par un autre pour en signifier l'exact contraire. Respecter ses maîtres fut naguère " civique "; les bousculer ou les tutoyer, aujourd'hui, c'est protester contre une dépendance, contester une exclusion, manifester une salubre révolte, donc faire émerger un possible comportement " citoyen ". L'ancienne " instruction civique " supposait, dans ses termes mêmes, un savoir et un civisme. La sensibilisation " citoyenne " invite surtout à des revendications, à se mobiliser contre les malheurs du monde, à se défier des ennemis de l'intérieur supposés (tels le racisme, le fascisme ou l'antisémitisme), à dénoncer abstraitement une mondiale responsabilité, bref à se mouler dans le conformisme d'un nouvel ordre moral, dans le "politiquement correct ". Les lycéens ignorent souvent la Constitution et les lois élémentaires de la République, mais chacun d'eux, mutins de Panurge, a dû défiler au moins une fois pour dire " ça suffit " ou " plus jamais ça ".Entendons-nous bien : il n'y a, évidemment, que des avantages à éveiller les consciences sur les droits de l'homme et sur des principes humanistes universels. Mais cette propagande éthique ne doit pas servir d'alibi, ni entretenir une inculture politique et philosophique, débilitante pour notre démocratie, au moment où l'empire de la morale prétend à une ambition planétaire. Car c'est dans cette optique que le monde actuel tend à trouver son nouvel équilibre international. Rompant avec une logique de conflits et de stratégies politiques étroitement nationales, il s'agit d'instaurer une mondialisation de la morale, une sorte de cosmopolitisme de la dignité humaine. Tout y prépare depuis les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la création de l'ONU et des divers organismes de régulation internationale. Mais il a fallu, pour que cette logique touche à son terme, que le mur de Berlin finisse de tomber et que le spectre de la guerre totale s'éclipse. […] Notes : […] (3) Voir Jacques Rancière, Philosophie et politique. La mésentente, Galilée,1995. (4) Voir Denis Collin, La Fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, E Harmattan, 1998. (5) " Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale en moi ", écrit Kant dans sa préface de la Critique de la raison pure, 1787. (6) " La conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ", dit Jean-Jacques Rousseau dans La Profession de foi du vicaire savoyard, in Émile , IV, 1780. (7) In Dialogues, III (8) Voir Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance, Climats, 1999 et Xavier Darcos, L'Art d'apprendre à ignorer, Plon, 2000. (9) Sauver les lettres, Textuel, 2001, p. 75. Voir aussi la très juste postface de Danièle Sallenave aux yeux de qui l'acharnement antilittéraire des réformes scolaires vient du fait " qu'il se trouve dans les oeuvres de fiction un principe qui contrarie le projet politique de produire un "homme nouveau", interchangeable, coupé de ses origines et de toute volonté de réfléchir sur le sens de ses origines ". (10) Dans son roman d'anticipation, 1984, publié en 1949. […]