Depuis quelques années, les initiatives se multiplient à l’Education Nationale pour que les élèves des écoles primaires, des collèges et des lycées, suivant le nouveau credo du ministère, apprennent autrement . Cela signifie que les cours dispensés par les professeurs, faute d’être réglés tant sur les devises managériales en vogue, que sur un prétendu nouveau public, sont décrétés inadaptés. " Ludique ", " moderne " : tels sont désormais les maîtres-mots de la pédagogie institutionnelle qui, dans son souci de rivaliser avec le multi-média, anticipe sur l’incapacité des élèves à supporter qu’on leur transmette des connaissances. C’est dans cet esprit, qu’ au collège, on a successivement mis en œuvre les travaux croisés, puis les parcours diversifiés , pratiques innovantes sacrifiant à la sacro-sainte interdisciplinarité. Jusqu’à présent, ces innovations étaient pratiquées sur la base du volontariat, en plus des heures de cours et pouvaient, à l’occasion, ouvrir des perspectives à des élèves curieux. Mais voilà qu’à la rentrée de septembre 2002, des itinéraires de découvertes vont être imposés à tous les collégiens, en classe de 5è, puis en classe de 4è l’année suivante, au rythme de deux heures hebdomadaires , inscrites dans leur emploi du temps . Ces deux heures supplémentaires obligeront à sacrifier les horaires actuels des disciplines fondamentales, déjà et par avance réduits à leur strict minimum , ainsi que l’atteste la grille horaire votée par le Conseil Supérieur de l’Education le 20 décembre 2001 et publiée dans Le Monde du 18 janvier 2002. Souffriront aussi les dédoublements de classe, ainsi que les processus d’aide et de soutien mis en place à l’intention des élèves en difficulté. En d’autres termes, les élèves des collèges, en classes de 5è puis de 4è, vont aller s’éclater dans des itinéraires de découverte dont le but n’est pas la transmission d’un savoir mais le " développement de certaines capacités " aujourd’hui portées par la mode, comme le travail en équipe, l’auto-formation, l’apprentissage de l’autonomie et autres produits issus des cabinets de sociologie de la production industrielle. Toutes ces dispositions sont exposées dans Le document d’accompagnement pour la préparation des itinéraires de découverte , publié par la Direction de l’enseignement scolaire . Ce qui choque dans cette affaire, c’est que cette nouvelle pratique, imposée à tous, sans aucun débat ni expérimentation autre que confidentielle, constitue une dénaturation des missions de l’école. Comment accepter en effet des horaires minimum dans les matières fondamentales, alors que nous avons bien souvent affaire à des élèves qui ne maîtrisent pas leur langue maternelle, sont incapables de raisonnement, ne savent pas situer le moindre événement historique et ignorent la division ? Comment accepter qu’au lieu d’offrir aux collégiens des heures supplémentaires pour consolider ces bases qui sont les vrais facteurs d’autonomie, on leur fasse " construire des outils préhistoriques à partir d’os ou de silex bifaces " ? Je ne fais là que citer un des multiples exemples de réalisations préconisées par le ministère lui-même, en page sept du document précédemment mentionné. Voici d’ailleurs, en guise d’illustration, d’ autres exemples particulièrement révélateurs, de réalisations figurant dans ce texte de référence : outre la fabrication déjà citée, " d’outils préhistoriques ", la rue de Grenelle préconise, sans doute en cas de pénurie de silex, " la réalisation d’une maquette fonctionnelle de muscle ". Excusez du peu . Variante possible, " la Représentation d’un homme de Néandertal en pied ou d’un homme de Cro-Magnon ". Les musées spécialisés n’ont qu’à bien se tenir ! On propose aussi " un défilé de costumes médiévaux sur des musiques d’époque " ; ou bien " la mise en scène d’une veillée médiévale avec troubadours, musiciens, jongleurs et conteurs ", sans oublier " la réalisation d’un petit vitrail ", le tout effectué par des élèves qui, à ce qu’on dit, confondent communément l’autel d’une église avec un podium . Un " défilé de mode " mettra un terme très actuel à ces joyeusetés. Voilà donc les dernières trouvailles de l’Education Nationale qui semble avoir perdu de vue depuis bien longtemps, la réalité de l’école. Mais l’important sans doute, est de jeter de la poudre aux yeux et de faire croire aux parents que leurs enfants ignorant tout de l’orthographe et des calculs élémentaires, sont capables de réaliser un spectacle historique avec " son et lumière ", voire de rivaliser avec les savants du Muséum d’Histoire Naturelle, ou même de remplacer Yves Saint-Laurent. La question qui se pose est donc la suivante : l’Education Nationale voudrait-elle concurrencer les parcs d’attraction et recréer à leur exemple, des univers de pacotille, comme ce Moyen-Âge de carton-pâte prophétisé dès 1963 par Raymond Borde ? Voici en effet comment il voyait l’avenir du tourisme : " Alors on pourrait tasser le tourisme au milieu de la Beauce, dans un immense Luna-Park, avec des routes bariolées, des jocondes en ciment et un pipe line de lait de chèvre bouilli […]. Un château féodal en matière plastique flotterait mollement, entre la terre et les nuages et viendrait amerrir toutes les trois heures sur un bief de la Loire appelé Lac salé. […] Venez, Messires, et passez l’huis, le château est climatisé. ! Vous allez découvrir le Moyen-Âge en tapis roulant. " Est-ce là , désormais, le sort dévolu à l’éducation ? Mireille Grange, professeur de Lettres Modernes , en collège et en Zone d’éducation Prioritaire. Références :
Auteur de "Témoignage sur le collège", paru dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Michel Jarrety : Propositions pour les enseignements littéraires , aux Presses Universitaires de France en septembre 2000.
Adresse électronique : mireille.grange@wanadoo.fr
- Document d’accompagnement pour la préparation des itinéraires de découverte. Ce document de seize pages, a été distribué à de nombreux professeurs de collège , avant les vacances de Noël, pour " susciter leur réflexion " et sans doute leur imagination. Il est téléchargeable, du moins l’ai-je constaté à la date du 14 janvier 2002, à l’adresse suivante : Direction de l’enseignement scolaire : www.eduscol.education.fr/D0072/journee-reflexion-11-2001.pdf
- Raymond Borde : L’Extricable, Editions Joëlle Losfeld, page 54.