La princesse de Clèves expulsée !
Par Philippe Val - Mercredi 16 avril 2008, Charlie-Hebdo.
Bien sûr, on peut toujours penser qu'il y a des sujets plus graves. On va sans doute trouver frivoles les lignes qui suivent. À l'heure où la flamme olympique est obligée de passer par les égouts pour éviter les crachats des défenseurs des droits de l'Homme et du Tibet, où le gouvernement, constitué de notables rien moins que cossus, improvise des économies sur le dos des populations fragiles, où les lycéens pleurent la disparition de leurs profs, où les hôpitaux sont sommés de rentabiliser la souffrance humaine, où des émeutes de la famine éclatent dans les pays saignés par la hausse des matières premières, où des étrangers en situation irrégulière se jettent à l'eau ou se défenestrent quand ils voient un uniforme de la police française, on pourra juger que mon indignation d'aujourd'hui est bien légère. Mais tous ces sujets sont déjà abondamment traités comme ils le méritent, et s'ils ne trouvent pas toujours l'écho qu'il faudrait, c'est que nous sommes pris dans une spirale d'informations dont l'une efface l'autre, que nous sommes débordés, et que notre esprit critique ri arrive pas à sélectionner ce qu'il ne faudrait en aucun cas laisser passer. Constater un fait ne suffit pas, il faut penser ses causes et, surtout, ses implications autres qu'immédiates. Et pour cela il faut de la lenteur. En ce sens, pour sortir de la confusion entre la droite et la gauche, on pourrait déjà dire que ce qui caractérise l'une, c'est la vitesse, et l'autre, la lenteur. La gauche - idéalement -, c'est le temps de vivre et de comprendre, de découvrir et de juger en fonction de critères variés. La droite, c'est l'efficacité immédiate, le maintien de l'ordre, la solution expéditive et le profit rapide. C’est pourquoi je voudrais parler aujourd'hui de Mme de La Fayette et de son roman, La Princesse de Clèves. Lors d'un discours de campagne, à Lyon, si j'ai bonne mémoire, le candidat Nicolas Sarkozy a fait un triomphe devant un parterre chauffé à blanc en se foutant de la gueule de La Princesse de Clèves et de son auteur, Mme de La Fayette. Quelques semaines plus tard, il a remis ça à Paris: " L'autre jour, je regardais [...] le programme pour passer de rédacteur à attaché principal. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d'interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves... Je ne sais pas si vous êtes souvent allés au guichet d'une administration pour demander à la guichetière si elle avait lu La Princesse de Clèves ! " Rires, applaudissements... Vendredi 4 avril, dans un discours où il dévoile les mesures pour économiser l'argent de l'État, le président de la République, Nicolas Sarkozy, soudainement, s'adresse aux fonctionnaires des Finances pour leur annoncer que, désormais, ils ne perdraient plus ni le temps, ni l'argent du contribuable à lire La Princesse de Clèves. Avec, évidemment, un sourire entendu. C'est-à-dire un sourire qui entend ceci : ni vous ni moi, certes, n'avons lu La Princesse de Clèves, et nous ne le lirons jamais, mais avouez qu'il faut vraiment être " pauvre con " pour lire des conneries pareilles. Mme de La Fayette, qui c'est, celle-là ? Une ancêtre des auteurs de la collection Harlequin ! De la littérature de dame, quoi. Donc, de la merde. Un truc signé Madame de quelque chose, c'est forcément con, chiant, chichiteux, froufrouteux, à des années-lumière des 357 Magnum et des Ray-Ban qui enchantent nos soirées télé. Mes chers amis, que vous soyez de gauche ou de droite, vous conviendrez avec moi que la France a autre chose à foutre qu'à imposer à ses enfants et aux candidats des concours administratifs des fadaises telles que La Pouffiasse de Clèves de la Greluche de La Fayette. Le choix d'un " ouvrage de dame " - comme on disait déjà autrefois, afin de ridiculiser les écrits féminins - pour stigmatiser le ridicule et l'inutilité de l'amour de la littérature révèle un machisme d'un autre âge. Mais on peut également y voir une certaine cohérence. Dans un pays qui n’aurait pas transformé ses littéraires en parias et les études de lettres en poubelle, ni Ségolène Royal, ni Nicolas Sarkozy ri auraient été finalistes dans une élection présidentielle au suffrage universel. L’un et l'autre sont les produits d'un mépris institutionnel pour l’intelligence de la langue, laquelle est l'outil primordial pour penser sa vie, la politique et la justice. Dans une démocratie, la parole est essentielle, elle a du sens et du pouvoir, celle des citoyens comme celle des représentants. Elle est ce qui décide et juge de l'action. Mépriser ce qui fait le pouvoir de la langue, c'est-à-dire sa capacité à exprimer quelque chose de la réalité, c'est se résigner au mensonge permanent, à la manipulation, à l'à-peu-près et à la dissimulation qui sont les mauvaises herbes qui envahissent une langue négligée. Les artistes, les écrivains, les philosophes, sont les trappeurs d'une réalité dont la perception est fuyante et malaisée. La liberté ri est qu'au prix d'un saisissement du réel, ce qui demande toujours un certain effort mêlé d'une certaine jubilation. Alors, on va dire, oui, mais on ne peut pas tout garder de la littérature, ni de l'histoire de l'art ni de l'histoire des idées. Il faut se débarrasser du médiocre, de l'inaccompli, du superficiel, du raté, du mauvais. Bien sûr, mais le temps qui passe s'en charge. Il suffit de lire les grandes anthologies de poésie pour s'en convaincre. On y découvre çà et là quelques chefs-d'oeuvre inconnus, mais, en gros, ce qui est resté de notre Moyen Âge jusqu'à aujourd'hui, ce sont bel et bien les meilleurs - Rutebeuf, Villon, La Fontaine, Verlaine... Le réel qu'ils ont fait surgir de leurs phrases, du fond des siècles, brille encore de tout son éclat. C'est notre patrimoine de connaissance de la vie, c'est l'échelle par quoi nous gagnons notre liberté intellectuelle, critique, existentielle, c'est un trésor que tout responsable politique doit présenter à son peuple comme un bien inaliénable. Et il se trouve que si La Princesse de Clèves a traversé les siècles, elle le doit à la place éminente qu'elle occupe dans l'histoire de la littérature. Il ne s'agit nullement d'un roman mineur écrit par une aristocrate du XXVIIe siècle qui cherchait à meubler son oisiveté. Mme de La Fayette est une écrivaine dont la créativité et le génie ont connu une descendance décisive. Elle invente un genre, le roman moderne, qui fera la gloire intellectuelle de la France au XIXe siècle. Elle est la première ancêtre de Stendhal. Non seulement La Princesse de Clèves est un beau et grand roman, mais c'est le premier " roman français ". Il fonde un genre qui permettra aux plus grands créateurs des générations suivantes d'offrir à l'humanité une forme d'art - le roman - dont l'importance historique, intellectuelle, politique ri est même pas discutable. Dire que c'est un " vieux roman ", désuet et, selon Sarkozy, voué à un oubli mérité, qui fera faire des économies en termes d'heures d'enseignement, c'est aussi aberrant que de dire que Victor Hugo est dépassé, Léonard de Vinci, ringard, et Flaubert - dont le dessein, dans L'Éducation sentimentale, n'est pas étranger à celui de Mme de La Fayette avec La Princesse de Clèves -, ridiculisé par son absence dans la " top liste " de ces dernières semaines. Si la valeur des choses réside dans leur actualité, alors Jean-Pierre Pernaut supplante désormais Baudelaire. Que le candidat Sarkozy le pense, c'est une chose, mais que le président de la République Sarkozy le proclame ça pose un problème. Si l'on essaie de s'arracher au tourbillon quotidien des nouvelles abracadabrantes qui nous accablent pour observer le phénomène avec un peu de calme et de recul, le plus effarant, c'est l'absence de réaction du milieu littéraire et intellectuel français devant les attaques réitérées du président contre La Princesse de Clèves. C'est sans doute ce qu'il y a de plus grave. Personne pour lui dire qu'il déconne. Qu'il se trompe. Certes, on ne peut pas s'attendre demain à une grande marche nationale pour la défense de Marie-Madeleine de La Fayette, cette créatrice courageuse nourrie de la pensée la plus brillante de son temps, amie intime de La Rochefoucauld, lui-même grand précurseur de la psychologie moderne. Mais un tel silence, un tel désaveu, une telle injustice, résonnent comme une résignation à la médiocrité. C'est grâce à la littérature que la langue nous permet de nous communiquer des choses assez fortes pour nous comprendre un peu et nous relier les uns aux autres. Sans la littérature, sans Mme de La Fayette, c'est chacun pour soi, TF1 pour tous, et nos désirs cantonnés dans l'impuissance.