Ferry, de plus en plus Allègre
Le Canard enchaîné, 14 mai 2003. Luc Ferry va-t-il subir le sort de Claude Allègre ? Telle est la crainte désormais exprimée, aussi bien à l'Elysée qu'à Matignon, tant le rejet dont le ministre de l'Education est l'objet de la part des profs rappelle les malheurs du ministre jospiniste. "Six manifs dans l'Education en quelques mois, c'est du jamais vu, s'est plaint Chirac, la semaine dernière, devant ses ministres. Luc Ferry a mis le foutoir chez les enseignants et parmi les autres personnels de l'Education. C'est le maillon faible du gouvernement." Raffarin lui-même commence à avoir des sueurs froides. Il ne cachait pas (avant le 13 mai) que la grogne à répétition du monde enseignant l'inquiète autant que la mobilisation sur les retraites. Surtout, il redoute "la personnalisation de la campagne contre Luc Ferry" et que "cela se passe comme pour Allègre". A une différence près quand même : Ferry a un meilleur coiffeur. Un grand incompris Des retraites dépréciées selon les simulations syndicales de -12 à -32 %. Des personnels non enseignants mis, sans la moindre concertation, à la disposition des Régions. Un budget à la baisse et des surveillants en moins dans une école invitée à restaurer l'autorité. Pour se mobiliser, le 13 mai, le 1,3 million de profs et d'agents de l'Education nationa1e avaient des Motifs appréciables. S'y en ajoute un, de plus en plus vivace depuis quelques semaines : un ressentiment croissant envers leur ministre, Luc Ferry. Le manque de combativité du ministre face à la baisse de ses moyens, ses pieux mensonges sur les pions, et sur la décentralisation, ses petites phrases sur la "pensée 68" et sur la passivité de certains profs de gauche face à la montée de l'antisémitisme ont fait beaucoup pour sa popularité. Sa dernière bourde aussi. Le 5 mai, dans un débat sur RTL avec son prédécesseur Lang, Ferry annonce à brûle-pourpoint "2 000 cours préparatoires à 10 élèves, dès le mois de septembre". Ce qui, comme l'a calculé "Libération" (12/5), revient à créer 1000 postes de plus. Stupeur au ministère, où l'on en était resté à une note adressée fin avril aux recteurs, selon laquelle 2 000 CP seraient effectivement "renforcés", mais pas "dédoublés". D'ailleurs aucune rallonge budgétaire n'est prévue pour la prochaine rentrée, et donc pas de création de postes. Il s'agirait, en fait, de répartir autrement les instits. Un exercice réalisé "en flux tendu" qui promet bien du plaisir aux personnels et moutards concernés. Le croisé du "neuf-trois" En proie à des grèves "reconductibles" qui touchent près de trois établissements sur quatre, "l'académie de Créteil et la Seine Saint-Denis en particulier servent d'étendard et d'aiguillon pour une extension nationale du mouvement". C'est Jean-Charles Ringard, l'inspecteur d'académie du "neuf trois", qui dresse ce martial constat dans une lettre adressée, le 2 mai, aux chefs d'établissement. La suite n'est pas plus aimable : "Les mots d'ordre de grève, explique-t-il, sont essentiellement : la décentralisation, les retraites, les assistants d'éducation et les moyens pour l'éducation nationale. C'est donc une contestation moins syndicale que politique, traduisant une opposition déterminée au gouvernement actuel." Alerte rouge, donc, et pour limiter la contagion (qui a pourtant déjà gagné des académies comme Bordeaux, Toulouse ou la Réunion), l'inspecteur dresse un plan de bataille. Il s'agit notamment d'interdire les établissements aux "intrus" (grévistes, parents d'élèves) et à la presse, qui ne sera "pas autorisée à interviewer et à filmer sur ce sujet". En revanche, tout reportage sur l'aménagement floral des bahuts est bienvenu.