Dictionnaire de pédagogie : "Intelligence"


Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson, Ière partie, Tome II, 1887.

Article Intelligence (Georges Dumesnil)


Pour que l’enfant s’instruise, il faut d’abord que ses sens soient sollicités. Ce n’est qu’à propos de leur excitation que son intelligence pourra réagir et s’essayer à former le premier lot de ses connaissances et de ses imaginations mêmes. On voit par là combien paraît être juste la thèse ou l’hypothèse d’un certain nombre de philosophes du dernier siècle soutenant qu’en l’absence de toute expérience un être humain quelconque resterait dans un état complet de stupidité sans que la moindre lueur d’intelligence pût se montrer en lui. On voit aussi quelle était l’erreur de la méthode scolastique, offrant d’abord à l’enfant et le contraignant à apprendre par cœur des formules abstraites. En effet, ces abstractions ne peuvent ou ne devraient jamais être que le signe mnémotechnique d’un résultat général, obtenu par des observations particulières. Ainsi, il ne faut pas dire à l’enfant que l’attribut du sujet s’accorde avec le sujet et lui proposer ensuite l’exemple " L’arbre est vert. " Il faut lui faire remarquer en premier lieu cet accord dans un certain nombre de phrases et laisser venir la règle par surcroît. On a pu faire le contraire, quand toute la philosophie humaine, religieuse, métaphysique ou pédagogique, était plus ou moins pénétrée de cette opinion : que les idées étaient innées dans l’esprit et que, par conséquent, on pouvait les dégager immédiatement. Depuis lors, les idéalistes les plus convaincus ont convenu qu’on ne pouvait aller à l’idée qu’au travers des sens et que c’était l’esprit lui-même qui, par réaction sur les données des sens, autrement dit par sa réflexion propre, tendait à dégager l’idée. Donner directement l’idée à l’intelligence, c’était la traiter comme la sensibilité, qui est passive dans la sensation qu’elle reçoit. On arrive donc à cette conclusion paradoxale mais vraie : que vouloir enrichir directement d’idée l’intelligence, c’était une méthode anti-intellectuelle.

Le rôle de l’éducateur, comme J.-J. Rousseau l’a établi d’une manière définitive dans l’Émile, consiste à proposer à son élève autant de sujets d’expérience qu’il est possible. Il aide l’intelligence à réfléchir, au fur et à mesure que la conception personnelle cherche à sortir de la gangue des sensations incohérentes et multiples. Il prévient les erreurs en les soumettant, à peine formée, au contrôle et pour ainsi dire au poinçon de l’expérience et de la vérité. Il facilite dans l’esprit la constitution des idées justes et des notions conformes à la nature des choses.

Si tout nous vient par les sens et si la saine méthode consiste à s’adresser à eux, n’allons pas croire, d’ailleurs, qu’en soumettant tous les individus au régime de cette même méthode, nous obtiendrons de tous des résultats intellectuels identiques. Ce fut l’erreur d’Hélvétius et de Jacotot. Tous les esprits ne sont pas faits de même et ne sont pas disposés à réagir de la même manière sous l’empire des mêmes causes… Chacun naît avec des aptitudes diverses, et il y a malheureusement des individus dont les aptitudes sont médiocres…On ne peut donner de l’esprit aux gens qui n’en ont pas, et le bon éducateur n’est pas responsable de l’intelligence que les moins bien doués ont apporté en naissant… Là est encore une des meilleures raisons d’appliquer à tous une méthode d’éducation qui, selon la parole des anciens, s’applique à " suivre la nature ". On ne forcera pas d’aller ceux qui ne peuvent suivre le train et s’estropient eux-mêmes en retardant les autres. Chacun, obéissant aux impulsions de sa nature, trouvera la voie de son intelligence, et, par un choix spontané, donnera le meilleur de lui-même.

Un dernier problème, et non le moins délicat de la pédagogie de l’intelligence, c’est de déterminer ses relations avec celles du cœur. D’après une opinion qui a ses partisans, le développement de l’intelligence se fait toujours au détriment de celui du cœur et l’instruction nuit, au moins tout d’abord, aux facultés naissantes de la nature humaine.

Cette opinion repose, croyons-nous, sur des expériences mal faites…il faudrait voir si une mauvaise méthode pédagogique n’a pas comprimé les sentiments, forcé et par suite faussé la nature de l’élève dans la vaine prétention de la tourner tout entière vers l’acquisition des connaissances et des idées ; si elle n’a pas négligé systématiquement le côté moral de la tâche, pour s’y croire incompétente ou pour n’être pas autorisée à l’aborder ; si elle n’a pas, en un mot, séparé arbitrairement l’éducation de l’instruction.

Là est l’écueil auquel des institutions tout entières sont allées follement se buter. Si on ne cultive que l’intelligence, il n’est pas étonnant que le cœur en souffre et s’atrophie. L’intelligence n’en est pas responsable. Ce n’est pas parce qu’on l’a développée que le cœur s’est rétréci : c’est parce qu’on ne l’a pas développé lui-même.

Dans un système pédagogique bien conçu, la culture de l’intelligence ne pourra jamais avoir de mauvais résultat. En effet, dans notre hypothèse, cette faculté est libre ; sous la réserve d’une direction nécessaire et désormais bienvenue, elle ira vers les objets où elle se sentira attirée par un goût et par un attrait naturel…

Ajoutons qu’il paraît impossible de concevoir comment on pourrait faire l’éducation du cœur sans s’adresser à l’intelligence….On n’inculque pas plus au cœur le sentiment tout fait qu’on ne faisait accepter de l’esprit la règle abstraite toute formulée. On impose la docilité, l’obéissance, la soumission, la servilité ; on fait ainsi des dupes pour des préjugés et des fanatiques pour des maîtres. On n’enseigne pas l’amour.

Pour que l’amour naisse, il faut donner au cœur quelque chose à aimer spontanément ; et après les êtres que la nature et la société désignent d’elles-mêmes à l’affection de l’enfant, quels meilleurs objets proposer à son attachement qu’une étude attrayante, des connaissances curieuses capables de provoquer son intérêt, sa sympathie, son enthousiasme, l’intelligence ouvre ainsi à la sensibilité morale, aux entraînements du cœur, tout un domaine de sentiments, les plus hauts et les plus purs, qui ne pourraient exister sans elle. Faute de cette précieuse collaboratrice, nous n’aurions en quelque sorte qu’une sensibilité animale, vouée aux êtres chers ou aux besognes favorites. Nous aimerions peut-être comme le chien, qui est assurément une excellente bête et qui aime son maître et la chasse. Mais grâce à l’intelligence, notre sensibilité s’émeut aux récits du passé, sympathise avec les épreuves et les triomphes des ancêtres, passe un pacte avec la patrie, devient vraiment humaine, s’éprend du vrai, du beau, du bien sous toutes ses formes : progrès, vertu, justice, honneur dévouement. Autant d’idées abstraites que la morale doit à la pensée…

[Article scanné par Guy Morel]