L’ardent désir d’être absurde.
Extrait de : Jacques Barzun, Commencez ici : Les conditions oubliées de l’enseignement et de l’apprentissage, The University of Chicago Press, 1991, pages 83-95. Certains d’entre vous savent ce que je veux dire par le mot absurde appliqué à l’enseignement. Il signifie une tendance qui n’est pas perçue communément ; c’est pourquoi il n’y a pas de nom officiel dans la théorie pédagogique. C’est simplement : mettre la charrue devant les bœufs. Le grand exemple dans l’école américaine est la méthode idéo-visuelle par laquelle on a enseigné à lire comme si les débutants étaient des lecteurs expérimentés. Je dis expérimentés parce que tous les adultes qui savent lire voient la forme d’un mot en un coup d’œil comme si c’était un caractère chinois. Un second exemple, plus récent, sont les New Math [mathématiques modernes] : c’est le sujet dont je veux me servir comme point de départ de notre discussion. Pourquoi des gens sérieux et éduqués, bien décidés à planifier ou à améliorer deviennent si souvent absurdes ? Voici un témoin qui nous montre que ce défaut est répandu et loin d’être nouveau : " On n’aurait pas besoin de cet avertissement si ce n’était que la plupart des maîtres, par hâte impatiente de plaire, commencent par où l’on devrait finir. " Ceci a été écrit il y a mille neuf cents ans par le professeur romain Quintilien dans son grand livre sur l’éducation. Qu’implique son explication par la " hâte impatiente de plaire " ? Ceci suggère que l’enseignant veut épater la galerie avec des résultats trop rapides - grande tentation quand de précédents résultats ont été mauvais et qu’un nouveau responsable est nommé. Les créateurs des New Math ont été appelés pour corriger l’enseignement inefficace de leur matière. Ils remarquèrent une erreur néfaste dans les manières de présenter l’arithmétique, la géométrie et l’algèbre : on enseignait aux élèves des procédures mais on ne leur donnait jamais de raisons pour passer par des étapes, on ne leur montrait jamais comment leur travail sur les chiffres et les nombres faisait partie d’un système unifié, basé sur des façons équivalentes de traiter des symboles de grandeur. On ne leur disait certainement pas quel plaisir c’est de jouer avec les nombres et de découvrir leurs propriétés. Étant donné cela, l’enseignement de l’arithmétique pouvait être rendu plus intéressant et plus stimulant par une dose d’imagination et de raisonnement, les créateurs du nouveau programme conclurent que l’enseignement du calcul était trivial et devait être remplacé par du " travail conceptuel ". Ils enseignèrent la " commutativité " et " l’associativité " comme faisant partie de l’addition et de la multiplication et continuèrent en prescrivant des tours de force d’un type qui appartient aux mathématiques pures, n’ayant aucune utilité dans la vie de tous les jours et qui peuvent même la miner. Par exemple, ils demandaient aux élèves qui pouvaient à peine compter dans notre système en base 10, de construire et de travailler avec des systèmes en base 12 ou 8. Beaucoup d’enseignants étaient eux-mêmes poussés au-delà de leurs connaissances et les parents qui voulaient aider frisaient la dépression nerveuse. Cette exigence n’était qu’une parmi d’autres de même genre : la théorie des nombres, les ensembles, les relations, les probabilités et autres aspects délicieux de la numération étaient proposés pour assouplir les muscles des débutants. Le groupe qui planifia les New Math prit du bon temps car ces grands sujets les intéressaient naturellement tandis que multiplier des fractions et extraire des racines carrés sont ennuyeux et peuvent être laissés aux calculettes. Comment découper les nouvelles complexités pour la consommation des enfants était une tâche attractive. C’était aussi bien qu’un jeu. Si le jeu réussissait, ce serait un grand pas dans la réussite scolaire, dû visiblement à l’intervention de grands professionnels dans les programmes des écoles. Ce sentiment était assez naturel ; c’est l’ardeur de l’ostentation que Quintilien notait il y a longtemps. Mais il y avait d’autres mobiles derrière le désir moderne de " commencer là où l’enseignement devrait finir. " L’un est la crainte d’être incomplet et inexact - bien en deçà du point que " la profession " a atteint. En résumé, cela venait de considérations hors de propos pour l’érudition. Sinon comment expliquer certaines des grammaires fournies à des adolescents de 12 à 16 ans ? Ce sont des livres de quatre à cinq cents pages, remplis de termes utilisés seulement par eux-mêmes et illustrés de formules quasi algébriques. Ils soumettent à la pratique une des doctrines concurrentes de la linguistique moderne (structuraliste, transformationnelle ou autre). Ils fuient l’usage de mots tels que nom, objet, préposition qui pourraient permettre aux élèves de comprendre ce que la plupart des gens continuent de dire quand ils s’occupent de phrases. Car ces mots sont " inexacts " et " non scientifiques ". Les progrès de la linguistique après Henry Sweet, Saussure et Jespersen les ont rendus obsolètes. Cette attitude va de pair avec l’abandon de deux idées liées qui n’ont été jamais absentes de la théorie de l’éducation. Une est la notion de rudiments. L’autre est exprimée par le mot pédagogie. " Rudiments " a comme racine l’idée de " dégrossir ". Ce sont les portions d’un sujet tirées du reste pour servir de points d’entrée dans le domaine. Ainsi les lettres de l’alphabet sont tirées du mot et on les prononce pour montrer à l’enfant comment lire et orthographier. De même, les prétendues parties du discours sont des groupements commodes pour montrer les éléments d’une phrase. Ce qui préoccupe le superstitieux esprit moderne est que ceux-ci et d’autres rudiments sont faux (et ce n’est pas là toute l’histoire). Pensez-y : utiliser l’alphabet pour lui-même dans la méthode phonique est une fraude ; les mêmes lettres ne signifient pas toujours le même son ; et les parties du discours cachent de façon similaire et échouent à expliquer tout ce qui coule du discours humain. Pauvres enfants, qui dès le commencement, sont trompés ! Le fait que la " phonique " leur enseigne comment lire et que la grammaire à l’ancienne les aide à écrire de manière acceptable semble une brutale sorte de réussite comparée à la vertu de la divulgation totale de ce qu’il y avait au commencement (comme s’il ne devait jamais y avoir une autre chance de modifier et d’augmenter le savoir par la suite). C’est ce scientisme compulsif qui a créé l’échec national dans l’enseignement des " fondamentaux " ainsi nommés, les rudiments principaux - depuis le jardin d’enfants. La seconde bévue contenue dans cet effort déplacé explique pourquoi le mot pédagogie (conduire l’enfant) a disparu [aux États-Unis] : l’enfant a lui aussi disparu. Vers le tournant du XXe siècle des gens prévenants trouvèrent que les écoles n’étaient rien moins que des lieux de torture pour la jeunesse. Rien qui fut fait là ne sembla rationnel. Le par cœur, les classes et les maîtres peu imaginatifs et les punitions humiliantes devaient être remplacées par des programmes et méthodes éclairés. L’École progressiste fut conçue et, comme dans la Déclaration d’indépendance, l’enfant fut proclamé libre et égal. Beaucoup de réformes allèrent vers le mieux. Mais comme chacun le sait, la conception nouvelle de l’enfant était utopique ; elle alla souvent aussi loin que d’attendre qu’il ou elle devrait choisir quoi étudier, supposément en réponse à des " besoins " intérieurs. C’était de l’absurdité pure. Cela mettait sur le même plan un but désirable, l’adulte capable de se diriger par lui-même, avec l’esprit et la volonté de l’enfant non encore développé. C’était encore passer sur les rudiments et sauter vers le plein épanouissement. Nul doute qu’il y ait eu un recul par rapport aux manières anarchiques des écoles Lincoln et Dalton, mais " l’enfant " n’a plus jamais été le même. Remarquez qu’on ne l’appelle plus pupil (élève) mais student (étudiant), tout comme la vieille arithmétique a été gonflée en mathématiques, nom bien mal approprié. Discipline est aussi passé de mode aussi bien le mot que la chose. À la maison, dans le même sentiment égalitaire, l’enfant est traité comme un adulte très tôt dans sa vie ; il n’est pas obligé d’agir contre ses désirs mais on le soudoie ou on le raisonne, sans égard pour sa capacité à suivre le raisonnement ; et à partir de la puberté, il est très susceptible d’être le maître de sa vie et d’être une puissance dans le ménage. Il y a bien sûr des facteurs économiques et sociaux dans cette transformation de la famille mais l’École, qui se plaint aujourd’hui de l’arrogance de la jeunesse (qui s’étend jusqu’à la révolte armée) porte aussi une part de responsabilité. Elle a enseigné aux parents aussi bien dans les associations parents-professeurs que dans les classes. Saturée de tendres sentiments, l’institution a abdiqué son autorité. Pire encore, son échec à enseigner a dénié aux jeunes le sens de l’accomplissement, de faire croître leur pouvoir, qu’ils cherchent instinctivement et qu’ils ont le droit d’attendre en retour après des années de vie restreinte. Pas étonnant que, ennuyés au-delà de leur endurance par des années d’école sans fruits, ils exercent leur pouvoir de la seule façon qu’ils connaissent ; par l’indiscipline qui déborde souvent en violence. Tel est le prix de " l’absurdisme ". Ceci peut sembler un paradoxe qu’en parallèle avec l’essor de " l’enfant-adulte ", la conception avilie de l’école progressiste ait adopté le travail scolaire sous forme de jeu. La contradiction disparaît si au lieu de jeu on pense à divertissement. Le terme veut dire un mélange de sérieux et de ludique. Ce n’est que pour le divertissement que des adultes en groupe se laissent enfermer dans une salle pendant deux ou trois heures, et le même leurre devint une partie des " méthodes nouvelles " enseignées solennellement dans les centres de formation d’enseignants (faire que la classe s’amuse grâce à des " dispositifs imaginatifs " qui cassent la continuité et contournent les corvées), en réalité le faire-semblant de la dramatisation, la machinerie audio-visuelle et les " projets " de toute sorte. Un tel mélange de jeu et d’apprentissage désinvolte était en fait approprié aux années préscolaires mais prolongé, il instillait de mauvaises habitudes incurables. On dit de l’émission Sesame Street qui réussit en tant que spectacle, qu’elle crée chez beaucoup d’enfants l’attente que tout apprentissage sera amusant de la même manière divertissante. Les enseignants sont maintenant poussés par cette combinaison d’idées et d’émotions jusqu’à paraître partager l’aversion qu’ont les élèves à travailler dur, et jusqu’à rechercher le temps passé en classe pour le soulagement qu’il apporte par ses " activités " variées. Étant donné le lourd fardeau de tâches administratives qu’ont à porter les enseignants, c’est peut-être une faiblesse pardonnable ; mais combien coûteuse pour les résultats, le pays est en train de s’en apercevoir. Considérez un exemple de " recherche " comme on l’a observée. Parlant de composition anglaise, le maître avait expliqué l’usage du dictionnaire et la façon dont il avait été composé par un groupe de spécialistes. " Très bien, les enfants, nous allons maintenant faire un dictionnaire par nous-mêmes. " Ceci obligea à ce que la classe s’organise elle-même en équipes (ce ne serait pas juste d’organiser les groupes). Ensuite vinrent les instructions : " Vous vous mettez ensemble et vous choisissez les six mots que vous écrirez, essayez de ne pas les prendre trop simples comme chat et vache. Maintenant que je vous ai expliqué, vous ne pouvez pas décider par vous-mêmes ce que les mots veulent dire, rappelez-vous ce que j’ai dit à propos de l’usage. Vous devez donc vous demander les uns aux autres et aussi à d’autres personnes, à la maison, sur le terrain de jeu, partout, ce que vos mots veulent vraiment dire et écrire ça chaque fois. On va prendre deux jours pour le faire et quand vous pensez que vous y êtes arrivé, mercredi, nous utiliserons l’heure de classe pour écrire quelques bonnes définitions ; je veux dire, vous vous mettrez ensemble pour les écrire. " Tel est le caractère de la " recherche, du travail indépendant " et de la " pratique réaliste dans les arts du langage. " Il est difficilement besoin de dire combien c’est absurde, combien c’est faux dans ses diverses prétentions. L’usage est la plus insaisissable des réalités et définir est un des actes de pensée les plus difficiles ; c’est une tâche pour des philosophes qui ont la maîtrise du langage. Ces efforts douloureux et ludiques des enfants ne peuvent rien leur enseigner d’utile puisqu’une critique convenable de leur travail requerrait elle-même des explications qui leur passeraient au-dessus de la tête. Dans ce cas, on avait dit aux élèves de jouer eux-mêmes aux critiques les uns pour les autres. Ils ont bien trouvé très vite quelques défauts, comme quand ils ne pouvaient pas comprendre la définition. Mais auraient-ils écrit un essai sur un sujet au-delà de leur compréhension, ils auraient appris tout autant, sinon plus, et auraient gagné beaucoup de temps pour un apprentissage ultérieur. Bien que le fait ne soit pas évident au premier abord, la charrue devant les bœufs est le principe d’autres sujets et exercices scolaires qui sont de nos jours vus comme désirables. Les études sociales (social studies) en sont un exemple massif. C’est le cas par la vraie nature de ce nom pluriel. À l’origine, les études sociales remplaçant l’histoire devaient être l’exposé à la mode de la façon dont nous vivons maintenant (plus de tristes récits de ce passé mort). Toutes les sciences sociales devraient être enrôlées pour créer le panorama. La mise à l’écart de l’histoire faisait partie d’un mouvement répandu dans l’opinion savante et on en attendait que les jeunes en sautassent de la joie pure provoquée par l’Intérêt. Mais rassembler des éléments d’une demi-douzaine de sciences sociales a démontré que c’était difficile pour les planificateurs et les enseignants. L’économie, pour en prendre une seule, n’est pas une plaisanterie ; elle ne peut pas être improvisée à partir d’un savoir sur le monde tiré des journaux. Ainsi la synthèse projetée a échoué et, sous la même étiquette, une nouvelle sorte de chose se développa - un attrape-tout conduit dans un jargon horrible à propos " d’idées conceptuelles fondamentales " et du but absurde de développer chez les jeunes " les facultés de recherche ". Les élèves, selon un théoricien, devaient " examiner de manière réflexive les aires problématiques de la culture américaine " ; c’est-à-dire devenir rien moins que de petits Lewis Mumfords and David Riesmans. Cette " approche de problème " devait nourrir la " résolution de problèmes ". Ce que cela signifie c’était rassembler une multitude de faits venant de sources variées et essayer de relier leurs sens multiples à un seul sujet. Sauf quand c’est fait par un savant chevronné, c’est arriver inévitablement à des pièces et morceaux - sans continuité et sans contexte. Pour apprécier la difficulté, prenez la profession adulte de planificateur urbain. Le savoir que cela requiert embrasse des objets tirés de l’économie, de la sociologie, de la santé publique, de la démographie, de l’architecture, du paysagisme et de l’ingénierie aussi bien que du droit et du gouvernement, local, d’état et fédéral. Les faits qui sont tirés de ces spécialités ne peuvent enseigner que très peu par eux-mêmes. Isolés, on s’en souviendra peu et les ajuster ensemble en un modèle cohérent ne peut être fait que par une intelligence innée. Aujourd’hui la plupart des cours d’études sociales ne fournissent même pas de tels sujets solides ; ils sont faits d’un méli-mélo de données éparses, saupoudrées de platitudes et de piété et ensuite étiquetées afin d’attirer les parents et les jeunes : Vie de famille ; Faire ses courses et ressources de la communauté ; Valeurs, comportement et société. Quel que soit l’emballage, les études sociales reproduisent ce modèle impraticable. Même les cours de la vieille Instruction civique très maltraitée, avec ses suppléments hebdomadaires " d’événements récents " montrent davantage d’organisation et de continuité. Quelle que soit la substance, apprendre d’après des études composites présuppose de longues années de travail systématique et beaucoup d’expérience de la vie. Cela peut vous surprendre si je mentionne ensuite comme autre exemple de fausseté absurde l’utilisation des tests à choix multiples. Ma raison est celle-ci : cela nécessite pas mal de savoir minutieux pour détecter l’erreur. Souvenez-vous que dans ces tests les trois mauvaises réponses sont faites pour être plausibles. Elles font une partie d’une fraude subtile pratiquée sur des esprits qui ont juste commencé à acquérir les contours d’un sujet. Les élèves n’ont pas un stock assez grand de détails grâce auxquels encercler et vaincre le mensonge. Un savant ou un critique bien informé apercevra rapidement une fausseté dans ce qu’il lit dans son domaine, la raison pour laquelle elle ressort étant que cela va contre tout un groupe de faits familiers. Comme Banesh Hoffmann l’a montré dans sa recherche sur les tests, même des docteurs qui sont en poste dans leur propre université ont fait des erreurs au test officiel d’échantillon qu’il les a persuadés de passer. [" "Best Answers" or Better Minds? ", The American Scholar, printemps 1959]. L’étudiant, le néophyte est traité de nouveau comme un esprit totalement entraîné. Un dernier cas : l’éducation sexuelle. Je ne suis pas concerné ici par la question de donner ou non un tel enseignement dans les écoles publiques ; c’est un autre débat. Je fais référence seulement à la manière dont le sujet est présenté dans certains programmes bien admis. L’enseignant et le manuel montrent aux jeunes toute l’étendue de la sexualité adulte, de ses conséquences physiologiques, personnelles, éthiques, sociales et médicales jusqu’aux nombreuses variations qu’elle adopte en pratique. Tout cela est transmis avec des films, des illustrations en couleurs et une surabondance de mots, car le manuel dit à l’enseignant d’arracher des opinions, des préférences, des expressions de sentiment et même des confessions. On espère que par cette discussion stimulante comme une thérapie de groupe, l’enseignant mettra à leur aise les membres de la classe sur ce vaste sujet. Maintenant, tout adulte qui est familier des émotions pénibles de l’adolescence tardive et de sa suspicion des faits inculqués, et qui reflète aussi les complexités du comportement sexuel dans une société civilisée, peut bien s’étonner d’un programme qui non seulement envahit la vie privée et favorise les ragots, mais qui, en exigeant l’auto-analyse et l’aisance philosophique, met en avant ce qui peut, avec de la chance, venir en dernier. Pour commencer par ce que j’ai dit plus haut, les New Math contiennent une excellent idée : on devrait dire aux élèves le pourquoi de ce qu’on leur demande. Des opérations sans fin faites par cœur sont débilitantes. Mais bien sûr l’âge de l’élève limite le type et la quantité de raisons qu’on peut lui donner. La bonne pédagogie dit : montrer les relations est le meilleur enseignement et les relations impliquent souvent quelque chose de déjà présent à quoi on peut relier la nouveauté. Ainsi la première chose nécessaire dans un programme de maths est que chaque étape devrait être maîtrisée avant de passer à la suivante, comme chaque leçon devrait suivre la précédente d’une façon intelligible. La première étape a été décidée il y a longtemps : après avoir appris les chiffres, on montre à l’élève comment additionner, soustraire, multiplier et diviser. Il ou elle doit travailler à la main jusqu’à ce que ces opérations soient faites avec la plus grande facilité (et les plus simples par le calcul mental). L’objection habituelle à tout apprentissage par cœur et aux exercices trop fréquents est stupide. Au moment approprié, la table de multiplication doit être apprise, et le seul moyen est le par cœur. Aucune maîtrise de n’importe quel sujet n’est possible sans mémorisation et sans pratique, de jouer au piano jusqu’à devenir médecin. Mais même à propos de la table de multiplication, remarquer certains traits curieux peut ajouter un peu de charme à l’effort. De nos jours toute discussion sur les maths à l’école soulève une question importante qu’on doit examiner. Le monde du travail se plaint que les diplômés sortis du lycée ne puissent faire de simples calculs ; les entreprises dépensent des milliards à de la formation de rattrapage. En même temps, le monde scientifique prétend souvent (bien que pas toujours) que ces " maths pour consommateurs " sont une perte de temps. Maintenant que les calculettes sont bon marché, laissons-les faire les opérations pendant que les jeunes esprits se coltinent avec de vraies difficultés mathématiques. Le garçon ou la fille qui travailleront au supermarché peuvent compter avec une caisse enregistreuse qui additionne et donne le montant de ce qu’il faut rendre ; et une autre paire de jeunes qui travaillera aux laboratoires Bell aura une connaissance appropriée de la science des nombres. C’est la vieille querelle entre les mathématiques pures et les mathématiques appliquées. Le célèbre Hilbert, dans un congrès mondial de mathématiciens, ouvrit la séance en déclarant que les mathématiques appliquées n’avaient rien à voir avec les mathématiques pures, elles n’en avaient jamais eu et n’en auraient jamais. Quand le programme de New Math fut rendu public, c’était ouvertement une introduction aux mathématiques pures, et de nombreux et distingués spécialistes des mathématiques appliquées l’attaquèrent comme utopique et prédirent son échec. Pendant ce temps, il y a eu un tollé continuel : le prestige et la santé économique du pays ont besoin d’un approvisionnement constant de scientifiques ; il doit y avoir des mathématiciens accomplis ; par conséquent la formation adéquate à leur future carrière doit commencer dès les plus petites classes. Tour à tour, ceci est contesté par des ingénieurs et des sorciers de l’électronique qui disent que l’innovation ne vient pas de la perspicacité mathématique mais du sens de " comment les choses marchent. " Les mathématiques sont le moyen d’expression du généralisateur non de l’inventeur. Il est évidemment impossible de prédire qui s’occupera des épiceries et qui trouvera un nouvel usage pour les lasers. En tout cas, l’école publique n’a pas d’autre choix que d’enseigner l’arithmétique traditionnelle et ses suites, en partant des quatre opérations jusqu’aux fractions, aux décimaux, aux pourcentages, aux aires des figures, à la factorisation, aux équations simples, aux graphes et aux variables et ainsi de suite. Car elle ne doit pas oublier les occupations ordinaires des gens aux États-Unis, y compris les métiers mécaniques, qui sont honteusement oubliés dans toute discussion sur l’enseignement public. La meilleure raison de garder les calculettes et les ordinateurs hors de la classe est que leur utilisation mène à une sorte de capacité à ne savoir rien faire et une des plus handicapantes. Une calculette passera par des étapes rapidement et un ordinateur résoudra à la fois des équations complexes et donnera des résultats rapides à des changements sur un quelconque des termes. Mais l’habileté à manipuler grâce à laquelle les problèmes sont donnés à la machine ne fait rien pour familiariser l’apprenant avec les formes successives que prend le calcul étape par étape. Travailler ces étapes à la main donne à l’esprit ce " sentiment du matériau " qui est essentiel dans la maîtrise de n’importe quel art ou métier. L’enseignement est supposé implanter du savoir et des compétences, non les habitudes de l’animal dressé. À moins que les enfants ne soient conduits à voir ce qu’ils font quand ils calculent, le commerçant ne sera pas capable de dire quand sa caisse enregistreuse déraille et l’artisan ne saura pas quels calculs pourraient réduire ses estimations de chiffres quand il veut économiser du temps, de l’argent ou des matériels. Et il y a aussi le banlieusard en col blanc que le journal confronte aux graphiques : il devrait savoir les lire et en tirer les justes conclusions. Quant aux raisons par lesquelles la manipulation des nombres doit être justifiée aussi bien pour créer intérêt et incitation, elles tombent dans deux catégories - une est la découverte des inconnues, un grand ensemble de trucs qui est vraiment étonnant quand on le présente bien. L’autre est d’exposer les erreurs communes, par exemple la croyance qu’un périmètre d’une certaine longueur comprendra la même aire, quelle que soit sa forme. L’enseignant trace un carré de 10 cm de côté : la surface est de 100 cm² ; ensuite un rectangle de 1 cm de largeur et de 19 cm de longueur. Ce dernier a le même périmètre que le carré : 40 cm mais son aire n’est pas de 100 cm² mais de 19 cm². Un travail avancé consistant en géométrie, algèbre et trigonométrie est enseigné plus efficacement de façon parallèle et se chevauchant, comme on le fait à l’étranger, qu’une matière à la fois dans des années successives. Les relations sont plus évidentes, la variété aide à soutenir l’intérêt, les méthodes d’une seule science (ex. l’algèbre) quand elle sont utilisées dans une autre sont renforcées et les notions sous-jacentes de logique, de symétrie, etc. sont vues comme convaincantes. Planifier un tel programme combiné pour couvrir trois ans réduit aussi la quantité de chaque composante à l’essentiel et l’économie de temps qui en résulte peut laisser la place pour un semestre de calcul au lycée. Les créateurs des New Math étaient clairs, leur but était d’améliorer l’enseignement des sciences aussi bien que de l’arithmétique. Mais la réforme en ce sens n’a pas suivi et les plaintes continuent comme auparavant. On est largement d’accord que la " science générale " est aussi mauvaise que les " études sociales ", mélange confus offert trop souvent par des enseignants incapables. Cependant, les écoles publiques doivent rester en un sens " générales " ; elles ne peuvent se spécialiser dans la formation des futurs scientifiques en leur donnant des cours de qualité professionnelle. L’École ne pourrait ni les rechercher ni s’attendre à en trouver plus que quelques-uns à sélectionner. Le résultat du présent compromis médiocre est que beaucoup de citoyens sont déplorablement ignorants des faits et des idées scientifiques les plus simples. Ils ne savent rien des principes d’après lesquels leurs machines domestiques marchent et il savent moins que rien du cours de l’univers, car leurs esprits donnent asile à d’antiques superstitions. Ils ont entendu parler de Newton et d’Einstein et c’est tout. Les gens de ce Moyen Âge si méprisé en savaient plus sur leur système du monde qu’eux, grâce à la tradition du bouche à oreille et aux vitraux et sculptures des églises qui mettaient en scène les grands moments de la religion chrétienne. L’idée clé est celle-ci : un système du monde. La science moderne forme un système, de même que l’Histoire forme un courant, et dans les deux matières les programmes de bric et de broc sont funestes pour arriver à apprendre quelque chose. Une chose comme la " science générale " n’existe pas mais il y a une manière systématique de présenter les sciences. Un plan excellent a été conçu par Wendell H. Taylor et ses collègues de l’École de Lawrenceville ; ce serait facile de l’adopter ou de l’adapter, en particulier car ils ont écrit un manuel pour leur propre usage. Commençant en 5e, ce programme de sciences mène l’élève depuis les sciences de la Terre à travers la physique, la chimie et la biologie, avec des options facultatives à la fin qui permettent de prendre des cours avancés dans toutes les branches ou leurs extensions, par exemple l’astrophysique, la génétique, la météorologie. Les mathématiques nécessaires sont données en parallèle. La logique du plan est claire : on part du système planétaire jusqu’à la matière qu’on trouve sur Terre (géologie) vers son comportement quand elle est manipulée et analysée (mécanique, hydrostatique, électricité, etc.) ; ensuite, vers sa composition interne (chimie, inorganique et organique) pour arriver finalement à son organisation toujours plus complexe chez les êtres vivants (biologie). C’est vrai, on peut en un an seulement enseigner les rudiments de chaque science mais à la fin ces rudiments se raccrochent les uns aux autres et la vision consécutive de comment la matière se comporte quand on l’examine en des formes et des lieux différents et avec différentes techniques, permet une expérience intellectuelle du cosmos aussi bien que cette chose rare aujourd’hui, un corps de savoir. Pour le futur scientifique, de solides fondations valent beaucoup mieux qu’un éparpillement d’informations diverses, que les fragments aient été trouvés loin et quelle que soit leur étendue. Et pour le citoyen se faufilant dans la jungle toujours plus grande des appareils mécaniques, il devrait y avoir quelque satisfaction à savoir pourquoi ils marchent quand ils marchent. À présent, il est probablement incapable d’expliquer pourquoi on agrippe mieux un objet avec une paire de pinces qu’à main nue et comment l’utilisation de l’électricité dans la sonnette diffère de son usage dans le poste de télévision. Cela vaut pour le sel, l’acide et la base ; pour comment l’énergie peut-elle atomique et la biologie moléculaire, pour ce qu’on entend par mélange des forces, champ magnétique ou ultraviolet, les réponses étonneraient beaucoup de gens quand on les tirerait au-delà de qu’un être humain normal aspirerait savoir. Et un traitement élémentaire des quatre sciences associées, comme à Lawrenceville, permettrait à ce vaste public de voir une multitude de phénomènes familiers dont il pourrait parler de l’intérieur. Il se souviendrait de ses travaux sans effort parce que leurs incarnations seraient partout. Cette vison pédagogique, à propos, était celle qui prévalait plus tôt dans ce XXe siècle, quand la science physique était vantée comme le " sens commun organisé " et que ses partisans faisait appel à la simple curiosité à propos des arbres et des cieux, du moteur à vapeur et du téléphone. Il faut admettre que ceci ne suffit plus et que le public pense que les quatre lois de Newton ont été " réfutées ", le précédent système a le mérite d’être faisable. Les lois de Newton sont toujours dans les livres et devraient l’être dans beaucoup d’esprits. Ce qu’on a besoin d’ajouter à ce programme d’autrefois est une indication du développement historique de la science - récits des découvertes et des élaborations clés, des grandes figures et des conjectures inspirées. Cela ne donne pas seulement de l’intérêt humain au travail mais cela montre les nombreuses voies que l’esprit humain peut prendre pour atteindre des données et un système de référence. La route n’est pas directe ni la marche en avant assurée. Des affirmations fausses, des résultats négatifs ont été aussi importants. Mais tout le temps, le but a été simple : simplifier et unifier. Tous les phénomènes doivent être tenus pour des parties d’un système dans lequel quelques forces agissent uniformément. Toutes les différences particulières seront alors expliquées par la position, le temps et la quantité. Le but de l’enseignement se rapporte directement à ce grand but du scientifique. Souvenez-vous que l’enseignement devrait commencer par le début et non être présenté avec des desseins pleins d’espoir ; qu’il devrait faire usage de raisons et d’idées mais ne pas négliger la mémoire et la pratique ; qu’il devrait se concentrer sur les rudiments afin de donner un corps de savoir pour certains et les fondations pour des études supérieures pour d’autres - eh bien quel est le but d’une telle École ? C’est de réveiller des hommes et des femmes qui ne sont pas des étrangers aux yeux écarquillés dans un monde de miracles mais des personnes dont la compréhension de ce qu’ils voient les fait se sentir davantage chez eux dans notre environnement inévitablement double, naturel et artificiel. Traduit par Pierre Azimont
Notes pour le Séminaire sur la théorie de l’Éducation, Columbia University Teachers College, 1969.
Traduction de : http://casemath.free.fr/divers/tribune/barzuns.pdf
Ayant montré les voies dans lesquelles l’enseignement moderne a été attiré maintes et maintes fois pour défier le sens commun, je dois en toute justice consacrer quelque attention à ce qui pourrait être fait à la place. Ce qui veut dire réfléchir aux rudiments et à la pédagogie qui ont été négligés, en fait supprimés. Et puisque les mathématiques ont souffert de la dernière en date des innovations dont je pense qu’elles sont dangereuses, c’est le sujet concernant l’école sur lequel je m’aventurerai à offrir certaines suggestions positives.
Texte original : http://casemath.free.fr/divers/tribune/barzuns.pdf