Auctoritas

De l’intérêt d’écouter les vieux cons…


      Suivons l’étymologie. Le nom vient du verbe latin augere qui signifie augmenter, développer, rendre plus fort. C’est toute la beauté du lien entre le professeur et son élève : rehausser celui-ci, l’enrichir ; ce rapport repose sur le crédit, le poids accordés aux connaissances de l’auctor, du professeur. Il transmet la tradition, initie aux savoir-faire anciens et nouveaux, ouvre les appétits juvéniles, éveille les curiosités, distrait les jeunes esprits, au sens originel de distrahere, sortir de soi. A la fois savant et artiste. On a hélas rajouté ces dernières décennies, par lâcheté administrative et impuissance, une autre facette, incompatible : flic ! Qui plus est, flic désarmé ! L’ordre et la discipline qui incombait au chef d’établissement et à ses adjoints, pions compris, s’originent maintenant dans la classe en la personne du " prof ".

John Wayne, sans colts
      Du coup les rapports magiques du professeur et de ses élèves se sont altérés. La confiance et la complicité se sont peu à peu retirées. La réputation même du professeur -son aura- qui reposait sur la qualité de son enseignement, l’est maintenant sur sa capacité à maintenir l’ordre !
      Lâché seul dans sa classe, sans autre aide que des sanctions dérisoires qu’il doit en plus justifier par écrit, suscitant récriminations auprès des nouveaux spécialistes de l’écoute des élèves, ne pouvant s’appuyer que sur un discours moralisateur qui tourne autour de la valeur du respect (réciproque, bien sûr !), inaudible pour des adolescents. La lecture de l’Emile, de Jean Jacques Rousseau était-elle interdite aux ministres de l’Education nationale successifs ? Ils auraient été d’abord confortés par ce traité d’éducation " jeuniste " avant la lettre qui chante la pureté naturelle de l’enfance et engage l’éducateur à libérer les énergies. Mais ils auraient appris qu’en cas d’excès, de débordement, seul le rapport de force est efficace ; la leçon morale est inopérante, son but s’en trouvant même perverti. Souvenons-nous de son analyse inénarrable, vers par vers, de la fable Le Corbeau et le Renard qui aboutit, en fait, à la friponnerie des enfants ! Jack Lang, par exemple, s’il l’avait lue, aurait évité de répéter à l’encan jusqu’à en faire un slogan publicitaire : " Le respect, ça change l’école ! ", avec le résultat prévisible que l’on sait !

Marilyn traquée
      Seul, donc. Jugé et jaugé par l’ensemble de la chaîne éducative sur sa " gestion " disciplinaire, métaphore usée qui n’ose dire " démerde " ! Bien seule, la toute jeune certifiée, brûlante de passion pédagogique mais menue et réservée de nature. Ô le charme suranné de la fragilité qui vous guide dans les arcanes du Savoir ! Seule et sous les regards ironiques d’un panoptique éducatif, voyeur et passif : administration tyrannisée par l’enfant roi, qui se complaît dans une écoute malsaine des élèves et oblige les " profs " à faire de même (dans ces " heures de vie de classe " par exemple, jeu de massacre des collègues du professeur principal) ; conseillère d’éducation et ses surveillants copains-complices avec eux ; parents dépassés, culpabilisés, sans père.
      Ce dé-tricotage du tissu autoritaire a pris du temps . Sans remonter à la célèbre scène du Phèdre où Platon nous fait prendre conscience que la médiation de l’écriture change tout, en éloignant l’autorité en chair et en os, il s’amorce, à l’échelle de la génération du baby-boom, dans les années 70, s’amplifie la décennie suivante, se parachève en fin de siècle.  
      Lorsqu’en 1995, devant les incivilités (euphémisme pour agressions vulgaires), un professeur réclame à son chef d’établissement de l’autorité, celui-ci lui répond : " vous vous croyez en Allemagne nazie ! "

Retour en arrière
      Adultité. Néologisme de Philippe Meirieu, chef de file des réformateurs dans les années 80, qui marquait la dangerosité de l’adulte. Ce même Philippe Meirieu invitait les professeurs de Français, pour les élèves en difficulté, à étudier les notices d’électroménager plutôt que la belle littérature, forcément de classe bourgeoise ! Nouvel adulte désormais à l’écoute de l’élève, refusant de l’ " ensigner ", autre néologisme, deleuzien cette fois, qui souligne assez l’empreinte supposée terrible des adultes sur l’enfant. Souvenons-nous de Libres Enfants de Summerhill et de son fondateur vénéré A.S Neill : " Permettez à l’enfant d’être lui-même. Ne le sermonnez pas. Ne cherchez pas à l’élever. Ne le forcez pas à faire quoi que ce soit. […] La malédiction qui pèse sur l’humanité, c’est la contrainte extérieure, qu’elle vienne du pape, de l’Etat ou du professeur. C’est du fascisme. " L’air du temps approuvait dans l’enthousiasme. Et moi avec ! Le fascisme était partout, dans notre vieille culture " réac ", jusqu’à notre langue…
      Ecoutons Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale au collège de France, le 7 janvier 1977 :  " La langue Française n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, ; c’est d’obliger à dire. " Ou bien Deleuze, autre idole : " Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort " (Mille Plateaux). Ou Genet : " Pourrir le Français pour que la société pourrisse ". Barthes veut " tricher la langue " ; Deleuze " une révolution du langage ". Il ne s’agira plus que de bégayer la langue comme si elle était étrangère, la voler, la violer. "  Va niquer ta (langue) mère ! "
      Cette révolution culturelle, relayée par les médias, aboutit tout naturellement à la fameuse réplique du chef d’établissement, qui assimile l’autorité à la force, oubliant son inscription dans un ordre symbolique profond, inconscient. Balayé le passé, ce sera le tour de l’avenir . " Zéro stock " et " no future ".

…et la relève qui monte en première ligne.

      C’est en fait l’abandon de l’enfant par les adultes qui se cache sous le masque de l’autonomie, de l’auto-construction et du " respect ". Il laisse les jeunes générations dans le monde de la vénération naïve de la technique, des modes mercantiles, et des codes tribaux en particulier l’allégeance au caïd. Loin de libérer l’enfant, la révolution culturelle l’a asservi au capitalisme triomphant et aux manipulations médiatiques. L’enseignant-animateur doit alterner un épuisant travail de flatterie jeuniste, de " com’ " à même de fixer l’attention des apprenants zappeurs et une mise en ordre permanente de sa classe ! Parce qu’il s’entête encore, envers et contre tout, à transmettre, il est devenu une figure contemporaine du héros tragique.

Un sacre symbolique
      Or sans culture, sans héritage, sans règles, il ne saurait y avoir ni émancipation, ni démocratie authentique. Comment dès lors retrouver les conditions d’une véritable transmission ? En remettant le professeur à la place qu’il n’aurait pas dû quitter, n’en déplaise aux concepteurs de la loi d’orientation de 1989, aux adorateurs du pédagogisme constructiviste et aux apologues du " maître ignorant "  : au centre du système scolaire. En effet, il n’est pas un professionnel tout à fait comme les autres, doté de simples compétences techniques, mais un passeur entre les vivants et les morts, d’où sa force et sa fragilité. Pour mettre fin au sentiment de déréliction de bien des enseignants, il faut une prise de conscience collective. L’enseignant ne retrouvera son autorité et la transmission ne pourra s’opérer que s’il y a confirmation collective de sa mission par le peuple souverain. C’est un sacre symbolique qui s’impose. Une légitimation politique. Cela signifie qu’il faut substituer de la verticalité à l’horizontalité faussement égalitaire qui est à la base de tout le fonctionnement actuel des établissements ; de l’autorité au vide laxiste qui favorise le racket, l’obscénité, les jeux dangereux, le racisme. Combien d’enfants juifs, par exemple, quittent l’école publique ?
      Cela veut dire qu’il faut sortir du postulat démagogique de l’égalité de l’enfant et de l’adulte. La lutte contre les discriminations a fini par se muer en censure absurde de toute distinction, d’où une indifférenciation des statuts. Or il fut une époque où distinguer était une des hautes capacités de l’esprit critique. Remettons les choses à leur place : l’enseignant n’a pas à justifier son autorité comme les élèves le font avec leurs retards. L’autorité est toujours déjà là. Elle est tautologique : " C’est comme ça et pas autrement ". Péguy ne disait-il pas dans Courrier de Russie que la justification est l’antichambre de la capitulation ? L’autorité est portée par les adultes citoyens. C’est à eux de remettre de l’ordre, de la hiérarchie. Dès lors, les enfants ne sont pas à leur place dans les conseils de discipline pour juger leurs camarades, ni au conseil d’administration pour négocier le règlement, ni dans les conseils de classe. En effet, ces instances doivent être le reflet de la responsabilité des adultes professionnels de l’enseignement et non l’incarnation de la confusion " jeuniste " des âges.

Du happy slapping au règlement national
      C’est donc au chef d’établissement d’ assurer les conditions de paix, de détente ou d’écoute studieuse propres à favoriser la transmission des savoirs. Mais aujourd’hui principaux et proviseurs sont paralysés dans leur mission par le flou des directives des rectorats et du ministère. Pourquoi ne pas imaginer un règlement national des établissements scolaires, précédé d’un débat et voté au Parlement ? Qui conteste aujourd’hui l’efficacité de la loi de mars 2004 qui a mis fin aux problèmes de voile ? Le même règlement sur tout le territoire de la République, du Ve arrondissement à Clichy-sous-Bois en passant par les Vosges ! La signification symbolique serait forte : l’école n’est pas un " lieu de vie ", plus ou moins ouvert à tous les vents identitaires.
      Un exemple suffira : le débat qui agite les établissements scolaires concernant l’idée d’interdiction des téléphones portables à l’école fait s’affronter laxistes et partisans de la fermeté à l’échelle locale entraînant l’immobilisme. Les consignes données par les rectorats sont vagues ou reposent sur un positivisme naïf, masque de la démission. " Vous ne pouvez pas vous opposer au progrès " disait récemment un inspecteur à un enseignant de collège qui préconisait, avec le soutien de collègues, l’interdiction pure et simple des portables nouvelle génération suite à plusieurs affaires de happy slapping. Au moment où l’on se gargarise d’aide à la parentalité, comment ne pas voir que beaucoup de parents seraient soulagés que l’Etat impose quelques limites claires à leur progéniture ?
      En somme, un règlement national, évidemment compatible avec une éventuelle autonomie des établissements, ferait taire les dissensions entre adultes, leur rendant aux yeux des enfants une nouvelle crédibilité. Une casuistique claire, accompagnée d’une échelle de sanctions y compris éducatives (nettoyer le collège par exemple, suite à des crachats ou à une dégradation) simplifierait la tâche des Conseillers principaux d’éducation. Que de temps gagné en débats locaux stériles ! L’égalité devant la loi des établissements serait renforcée. En cas de mobilité, fréquente au gré des fractures familiales, l’élève retrouverait partout les mêmes règles.
      Celles-ci le laisseraient à l’insouciance joyeuse de son âge et non point attristé, au sens deleuzien, par un discours moralisateur. Le retour à l’ordre est le contraire d’une " réaction ". Il serait pour l’élève, libérateur. Un règlement national montrerait qu’avant d’élaborer la loi, l’élève doit accéder à la raison par l’étude, et à la civilité par l’assimilation de règles collectives, codes de bonne conduite que son pays se serait donnés démocratiquement. Car on ne naît pas citoyen éclairé. On le devient.

      Il y a urgence. Le destin commun a éclaté en une pluralité d’errances pour les enfants perdus de la République et en une multiplicité de stratégies individuelles pour les privilégiés. L’illusion de paix sociale maintenue à bout de bras par le courage de nombreux professeurs de ZEP et l’omerta de bien des chefs d’établissement n’attend qu’un contexte pour s’effondrer. Pour reprendre la belle expression d’Hannah Arendt dans La crise de la culture : assumons enfin le monde dans lequel nous avons placé les enfants !

Myriam Benquet, normalienne, agrégée d’histoire.
Daniel Faivre,certifié de lettres modernes, nouvellement retraité, élu SNES 92.