COMMENT SAUVER LA LITTERATURE ?

Les deux articles que Le Monde du 4 mars a publiés dans sa rubrique « Horizons-débats » développent une conception de l'enseignement du français que nous ne pouvons pas cautionner. Nous ne pouvons pas laisser croire que les enseignants seraient unanimes pour souscrire au titre : « C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle », et pour faire de la dissertation le pilier de leur enseignement. Ce qui est en question aujourd'hui, c'est donc bien la représentation que les professeurs de français se font des contenus et des activités propres à celui-ci, telles qu'ils souhaitent les voir mises en oeuvre au cours de la prochaine décennie au moins. Nous savons par expérience qu'il n'y a pas de consensus en ce domaine. Cela s'explique en partie par le fait que peu de disciplines scolaires sont aussi fortement chargées de valeurs et d'affects, de convictions antagonistes.
Pourtant, nous pouvons reconnaître, dans les deux articles cités, des convictions dont on peut penser qu'elles constituent le plus petit dénominateur commun pour la grande majorité d'entre nous La première de ces convictions est que l'enseignement de la littérature joue un rôle central dans notre discipline ; la seconde est que ce dernier a une mission capitale dans une perspective de démocratisation véritable de l'école, dont tout le monde sait qu'elle ne se réduit pas à une massification. Enfin les deux textes soulignent la nécessité pour les lycéens « d'apprendre à écrire, à penser et à construire [leur] pensée ». Voilà un triangle de certitudes sur lequel on pourrait espérer construire un large consensus... Mais hélas ! celui-ci cesse vite dès qu'on aborde la question de savoir ce qu'on met sous le mot : littérature, quel corpus d'oeuvres elle recouvre, quelles pratiques elle doit mettre en jeu, quels exercices et activités sont susceptibles de contribuer au développement de la pensée logique de nos élèves.

Il faut en effet partir du constat de l'extrême diversité du public auquel un même programme d'enseignement est destiné : diversité sociale, culturelle et ethnique, extrême disparité des espoirs que les jeunes placent dans l'école, de l'adhésion qu'ils manifestent spontanément, au travers des filtres de la culture familiale ou du groupe, aux savoirs qu'on leur propose. Et cela ne signifie certes pas qu'il faille concevoir des programmes divers pour des élèves divers, mais que les ambitions des programmes doivent être telles qu'elles puissent s'appliquer aux situations d'enseignement les plus variées. Nous pensons qu'il est possible, pour peu qu'on y veille, de concilier des orientations exigeantes avec cette indispensable prise en compte de la diversité, et que ne pas le faire serait la preuve d'un manifeste mépris pour ceux que rien, dans leur parcours de vie et dans leur environnement socioculturel, ne prédispose à recevoir positivement les savoirs scolaires. Et il nous faut tout de même épingler l'incroyable formule que Le Monde du 4 mars met en exergue : « quelle meilleure chance d'intégration donner aux jeunes immigrés que de leur apprendre le latin et le grec pour qu'ils ouvrent les yeux sur l'unité de cette culture méditerranéenne qui est à la fois la leur et la nôtre ». On croit rêver ! Comme si la panacée des Lettres anciennes, dont nous trouvons par ailleurs l'enseignement fort utile, pouvait permettre de régler magiquement des problèmes aussi complexes et aigus.

Insaisissable littérature
D'après nos auteurs, il n'y aurait plus de littérature au collège, et son enseignement serait gravement menacé au lycée. Rien n'est plus faux, à l'évidence. Les preuves abondent : les programmes actuels du collège définissent très précisément et de façon très significative le corpus d'oeuvres du patrimoine à étudier chaque année. Les programmes de Seconde qui seront applicables à la rentrée prochaine font à la littérature une place considérable ; ils ne font même guère place à autre chose, et probablement pas assez. Comment expliquer cette contradiction flagrante entre la réalité et ces affirmations ? C'est apparemment que la conception de la littérature qui sous-tend ces articles est liée d'une part à une représentation très restrictive de son corpus, et d'autre part aux activités qu'il met en jeu : la littérature, dirons-nous schématiquement, c'est la littérature du patrimoine, celle des grands textes qui apportent plaisir et surplus d'être, celle des auteurs morts ou en bonne voie de l'être, et c'est la dissertation, comme modalité du discours scolaire sur les oeuvres : la disparition de la dissertation, ce serait du même coup la mort de la littérature, voire de la culture.
Cette représentation restrictive de l'enseignement littéraire transparaît sans cesse : on dénonce par exemple le recours « à l'eau tiède de la paralittérature ». Peut-on au passage demander où passe la frontière ? Quels critères permettent de décider (hors les cas où l'évidence est criante) ce qui est littérature de ce qui est paralittérature, ou simplement moindre littérature ? Les éminents écrivains signataires du premier article feraient-ils tous à coup sûr partie des élus ?

Nous croyons pour notre part que l'enseignement littéraire commence avec la prise de conscience du foisonnement des livres, et l'élaboration des démarches qui permettent à chacun de faire son choix, en fonction des objectifs qu'il assigne à la lecture. Si l'on veut servir la cause de la littérature, il faut d'abord faire découvrir aux apprentis lecteurs de tous âges qu'il y a des livres qui peuvent les intéresser, les émouvoir, les informer, stimuler leur pensée. Les propositions doivent donc être très ouvertes. Il faut en particulier prendre acte du fait que le marché du livre a « mondialisé » et pour une fois de façon positive, le champ littéraire accessible aux élèves, c'est-à-dire disponible en traductions et en format de poche. On ne peut plus aujourd'hui s'enfermer dans le champ de la seule littérature française, ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas lui faire une place de choix. La légitimité du recours aux littératures contemporaines, aux littératures en train de se faire, doit de même être affirmée.
C'est dans ce contexte d'un corpus littéraire considérablement élargi qu'il convient de penser la découverte de la « littérature du patrimoine ». C'est en faisant dialoguer ces textes avec d'autres textes, plus proches ou plus spontanément accessibles, que l'on pourra en susciter des lectures positives. Qu'on nous comprenne bien : il ne s'agit pas de faire à cette littérature une place mineure, mais au contraire de la sortir du ghetto où son statut scolaire l'enferme trop souvent. Figée par bribes dans les manuels, ou publiée à grand renfort de notes et de questions dans des éditions parascolaires, transformée en supports d'exercices oraux ou écrits, mais trop rarement offerte à une « vraie » lecture, cette littérature finit par évoquer de façon sinistre les Stradivarius qui gisent dans des vitrines de musée. La vitre qui les offre à l'admiration des visiteurs les voue à un éternel silence. Qu'on brise donc la vitre et qu'on les livre, sans trop de respect, à de nouveaux interprètes. L'école n'a pas à constituer un Panthéon de chefs-d'oeuvre à admirer pour l'éternité, mais à donner à chacun les moyens de circuler à travers un univers de signes, criblé d'allusions, de références, de réécritures sans fin.

Le faux débat de la dissertation
Venons-en à l'autre pôle du credo : la présence de la littérature dans l'enseignement est associée à la pratique d'un « exercice » : la dissertation. Celle-ci se trouve investie, si nous avons bien compris, d'une double fonction : elle permet l'appropriation réflexive du patrimoine littéraire, l'intégration d'une culture, et elle permet « l'apprentissage de la construction logique, à la fois analytique et synthétique », de la pensée. Ceci nous amène à proposer un constat, et quelques questions.
Le constat, c'est que la dissertation, dont on déplore la prochaine disparition, est d'ores et déjà moribonde dans les pratiques scolaires des candidats: pas plus de 5% d'entre eux la choisissent. En la faisant disparaître, on ne ferait qu'entériner une réalité de fait. On dira que ce n'est pas une raison suffisante, mais cela impose au moins de réfléchir sérieusement aux raisons de cette désaffection, et il serait un peu simpliste de la mettre d'emblée au compte de la paresse ou de l'incompétence des élèves.
La première question est celle-ci : pourquoi identifie-t-on l'apprentissage de la pensée logique à un exercice, codifié, rigidifié par des décennies de pratique ? Il nous semble que cet objectif louable sera d'autant mieux atteint qu'on exercera les élèves à une pluralité d'activités, dans des situations d'énonciation variées. N'existe-t-il pas une grande diversité de pratiques d'écriture qui peuvent inviter les élèves à penser et à organiser leur pensée, sans s'enfermer dans les cadres tout faits d'un exercice séculaire ? Depuis une dizaine d'années, on a vu d'ailleurs se développer au lycée un apprentissage cohérent et consistant de l'argumentation, en situation de lecture et d'écriture, dont on chercherait vainement la trace dans les décennies précédentes, et qui trouve une place substantielle dans les nouveaux programmes.

L'une des réponses proposées dans l'un des articles est que si l'on n'apprend pas aux lycéens à écrire des dissertations, ils n'auront pas le temps de le faire à l'université, et celle-ci ne pourra pas assurer la formation des futurs professeurs de français ! Faut-il rappeler que l'enseignement du lycée, celui qui est validé par l'épreuve anticipée du baccalauréat, s'adresse à tous les élèves du lycée, et que 10% au maximum d'entre eux entreront dans une faculté de lettres ? Doit-on définir le programme d'apprentissage culturel de toute une classe d'âge en fonction des perspectives de spécialisation de quelques-uns ? Plus encore, les programmes du lycée doivent-ils être conçus pour assurer l'auto-reproduction des futurs professeurs de français , dont le bagage devrait d'ailleurs également comporter une solide formation linguistique, domaine étrangement occulté dans ces articles ? L'étude de la langue et des langages en général est en effet l'un des fondements d'une solide culture, au même titre que la littérature. Mais même si l'on acceptait cette perspective, ne faudrait-il pas alors s'interroger sur le monopole de la dissertation en tant qu'exercice universitaire, et en tant que support privilégié des concours de recrutement des futurs enseignants ? Nous nous souvenons qu'en des temps déjà lointains, dans les années post 68, les universités, tout au moins certaines, avaient été plus imaginatives, et savaient proposer aux étudiants d'autres formes d'écrits, plus propices à un véritable effort intellectuel, à un véritable apprentissage de l'écriture et de la construction de la pensée. Contrairement à ce que laisse entendre l'un des textes, on ne pratique pas la dissertation dans la vie, et elle n'est pas non plus la forme privilégiée et efficace des travaux de recherche universitaires.
Enfin il faut également interroger la crispation sur l'écriture d'interprétation et de commentaire qui est très sensible dans les deux articles. Tout se passe comme si nulle autre pratique d'écriture n'était envisageable pour les lycéens. Voilà trente ans que pour notre part nous réclamons la légitimation dans les classes de l'écriture de création, entendue comme invitation à des pratiques actives de l'écriture littéraire. Ces pratiques existent, de très nombreux enseignants les mettent en oeuvre avec enthousiasme et succès. Elles contribuent à l'évidence à développer chez les élèves des compétences d'écriture que les exercices traditionnels ne travaillent pas. Elles stimulent et alimentent le jugement critique sur les textes, parce que l'on est nécessairement plus sensible aux qualités littéraires de ceux-ci lorsque l'on s'est soi-même essayé à écrire. Nous ne croyons certes pas « qu'on s'improvise lecteur de poésie », encore moins « qu'on s'improvise poète, mais nous sommes certains qu'on lit mieux la poésie lorsque l'on a été invité à en écrire. C'est l'une des qualités évidentes des nouveaux programmes de Seconde que d'insister sur l'interaction constante entre lecture et écriture. Mais nous savons que ces pratiques ne se développeront vraiment que si elles sont prises en compte à l'examen, d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi il nous paraît souhaitable que les futures épreuves de français proposent, à côté d'activités argumentatives, d'activités interprétatives ou en relation avec elles, des activités d'écriture à caractère littéraire.

On est donc tenté pour conclure de renverser l'affirmation que formule le titre de l'un des articles : c'est peut-être l'enseignement actuel de la littérature qui contribue à l'assassinat de celle-ci. Et c'est parce que nous tenons à ce que le plus grand nombre possible de nos élèves puisse rencontrer la littérature avec intérêt et profit qu'il nous paraît indispensable aujourd'hui de repenser les contenus et les pratiques de l'enseignement littéraire. Nous avons en effet à nous garder, et en cela nous souscrivons au propos des deux articles visés, d'un enseignement utilitaire tourné vers les nécessités du quotidien. Nous savons que le danger n'est pas absent, et qu'en particulier les nouvelles perspectives tracées pour le lycée professionnel vont malheureusement dans ce sens. Il importe de le dénoncer, et de se prémunir d'une évolution semblable pour le lycée d'enseignement général et technologique. Il ne nous paraît pas à l'heure actuelle que les orientations des nouveaux programmes fassent courir ce risque, et ce n'est certainement pas en tout cas en se cramponnant aux pratiques anciennes qu'on l'évitera, mais bien plutôt en promouvant des évolutions de notre enseignement, informées par les recherches issues des savoirs disciplinaires et professionnels, conscientes des évolutions du champ littéraire et plus largement culturel comme des bouleversements de l'univers social. C'est à ce prix que nous pourrons donner à nos élèves la culture ouverte, compréhensive du passé et en prise sur leur époque, dont ils ont à l'évidence besoin.
Mais plus nous sommes favorables à ces innovations, plus nous sommes conscients qu'il y a une contradiction inacceptable à promouvoir une réforme d'envergure sans donner à ceux qui devront la mettre en oeuvre les moyens d'enseignement qui leur permettront d'y faire face. Comment en particulier peut-on accepter qu'au moment même où l'on va exiger des enseignants un effort important d'adaptation et de renouvellement de leurs pratiques, on assiste à un sabordage concerté et systématique de la formation continue, qui n'a jamais été aussi nécessaire, et qu'on traite comme un luxe inutile ? Voilà de vrais griefs, pour nous limiter à ceux qui relèvent d'une association comme la nôtre, et qui impliquent la mobilisation des enseignants, non pour mettre au panier une réforme qui comporte de nombreux aspects positifs, mais pour en permettre le succès.

Jeanne-Antide Huynh, Annick Lorant-Jolly, Serge Lureau, Dominique Roué,
Secrétariat national de l'AFEF. Association française des enseignants de français.